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The tree is not the point

Entre nature « réelle » et nature « virtuelle », l'artificialité n'est pas toujours là où on l'imagine. Et si l'arbre n'est pas le sujet (The tree is not the point), il cache tout de même la forêt : celle de notre problème de conscience. 

 

gm to all the gardeners 🌸 (source)

 

Depuis 2020, je travaille avec deux artistes développeurs (Kévin Ardito et Guillaume Seyller) à la conception et la réalisation d'environnements immersifs sur-mesure dans des métavers. Notre premier projet, 4810 pixels, se situait en pleine nature dans le massif du Mont-Blanc. Au fil de nos missions, nous avons remarqué que nous portions une attention particulière aux éléments naturels des environnements que nous imaginions, en particulier les végétaux. Lorsque nous avons cherché un nom de studio créatif pour faire connaître notre travail commun, c'est donc tout « naturellement » que nous avons posé les critères : un mot court, issu de la culture alpine qui nous lie, apportant une bouffée d'oxygène comme une randonnée en plein air. Après avoir failli pencher pour une plante d'altitude à notre goût, nous avons trouvé un terrain d'entente : Versants était né.

 

Capture du compte Instagram de Versants Studio

 

Reproduire la nature dans un environnement de pixels et de polygones ? Quand je décris à un interlocuteur quelconque le plaisir que me procure une balade en réalité virtuelle dans une forêt ou sur un littoral, je me heurte souvent à une réaction hostile. L'auteur Samantha Walton, dans son ouvrage Beauté, notre souci, partage le même constat : 

La nature virtuelle (...) renforce souvent notre méfiance, et provoque une gêne chez ceux qui s'intéressent aux relations entre santé humaine et écologie. 

Dans son livre, passionnant, elle mène l'enquête sur son sujet de spécialisation, à savoir l'étude des liens entre santé mentale et nature. Un chapitre entier est consacré à la réalité virtuelle, chapitre au terme duquel elle botte assez rapidement en touche (à mon avis) en se raccrochant aux branches d'une écologie relationnelle qui serait source de la plus grande valeur dans nos interactions numériques. Je laisserai cette approche de côté pour l'instant, et me concentrerai dans cet article sur le lien ambigu que nous entretenons avec des éléments  « naturels » dans les environnements virtuels.  


 

Le jeu vidéo est un bon indicateur du niveau de préoccupation de nos sociétés envers les enjeux environnementaux : le sujet suscite régulièrement l'intérêt des journalistes spécialisés, qui aiment mettre en lumière quelques créateurs naviguant à contre-courant, quitte à questionner immanquablement l'honnêteté de la démarche lorsqu'elle est portée par de grands acteurs de l'industrie créative. Je pense par exemple au pack d'extension « Ecologie » des Sims 4, souvent attaqué pour greenwashing.

 

 

De manière plus large, c'est le lien entre jeu vidéo et environnement qui m'interroge. Je constate fréquemment une certaine insistance de la part des non-joueurs pour trouver une justification écologique à la pratique ludique, comme si elle ne se suffisait pas en elle-même. Le jeu vidéo en tant que médium est placé sur le même plan que son contenu, par exemple quand un festival « sauve la peau » du jeu vidéo en même temps que celle (sic) de la planète. Il me semble que l'on n'examine pas aussi sévèrement le cinéma, le cirque ou la danse sur leur impact environnemental. 

Il faut reconnaître que les jeux vidéo, de par l'équipement matériel et la connexion en réseau, consomment des ressources et de l'énergie. Il semble raisonnable, par les temps qui courent, de soumettre leur pratique à une étude globale de leur impact. Mais quel est-il de nos autres pratiques numériques généralisées, institutionnalisées, comme notre présence en ligne permanente ? 

Davantage que des chiffres comparatifs, ce qui m'intéresse ici est la manière dont nous éludons la question à travers des comportements compensatoires. Je pense notamment à des solutions comme Ecosia, le moteur de recherche qui plante des arbres et (avant tout) qui donne bonne conscience à ses millions d'utilisateurs, sans rien changer à leur pratique quotidienne. Car Ecosia ne demande pas de limiter le nombre de requêtes que nous adressons chaque jour : il fonctionne sur les mêmes modèles économiques que Google, c'est-à-dire sur les bénéfices des revenus publicitaires. Et comme Bing, sur lequel il se base technologiquement, il fournit les mêmes résultats de recherche, qui orientent notre rapport à la consommation d'informations ou de marchandises.

 


Le métavers va encore plus loin dans l'hypocrisie en posant dès le départ les conditions de sa compatibilité avec l'environnement : ainsi le thème du « métavers vert » est-il apparu très tôt dans les discussions, et certains de ses défenseurs, comme Carole Davies-Filleur pour Accenture, s'emparent à bras-le-corps des enjeux environnementaux pour en plaider la cause : 

Plus sensible et bien mieux éduqué que nous en ce qui concerne la responsabilité environnementale, sociale et éthique, le métavers peut pareillement nous montrer la voie si, dès le départ, on le biberonne à l’écoconception et à la responsabilité environnementale et éthique.

Je vois dans cet espoir naïf la même attente que celle adressée aux jeunes générations, auxquelles on impose de sauver la planète, et qui portent sur leurs épaules le poids de la culpabilité (?) de leurs aînés. Car enfin, qui peut croire qu'il s'agit d'autre chose que d'une crise de mauvaise conscience, quand la Corée du Sud encourage via le métavers le reboisement de la forêt d'Angong - comme un Ecosia au format Web3 - ou quand Nestlé s'invite dans Minecraft pour « soutenir l'agriculture régénératrice » ? 

 

FARMTOPIA™ l'utopie métavers de Nestlé ?

Réparer, restaurer, régénérer : mieux encore que la neutralité, certains acteurs des métavers et du Web3 nous promettent un cycle vertueux qui va nous permettre de poursuivre nos activités avec la conscience tranquille et sans aucune concession. C'est le principe de la ReFi, ou Finance Régénérative, qui emprunte (à mon sens) à la logique globale de la RSE pour l'appliquer à la circulation des biens, des personnes et des idées dans un monde régi par le numérique.

 

La ReFi sur le site web d'Ethereum

Ici, l'innovation est forcément vertueuse, elle est bonne en soi puisque tournée vers la résolution des crises d'échelle mondiale comme le changement climatique. Une blockchain ? Oui, mais dans un système régénératif avec Celo Foundation. Un NFT ? Non, un NFP pour Non Fungible Plant, où la manipulation ADN rencontre l'amour du jardinage. Les possibilités sont infinies et les causes sont just(ifié)es en soi : qui s'opposerait à la prospérité, à une plus juste répartition des richesses ou à la transparence dans la gouvernance ?

 


En réalité, c'est nous-mêmes que nous essayons de réparer, c'est notre énergie que nous voulons restaurer, c'est notre cerveau que nous souhaitons régénérer. 

Je l'ai compris en poursuivant ma lecture de l'ouvrage de Samantha Walton, dans le chapitre consacré cette fois-ci aux parcs, qu'elle présente comme de « petites usines à bien-être » : 

Le parc paysager à l'anglaise, conçu pour apaiser et charmer, redonner des forces et calmer les nerfs, sous-entend qu'on peut façonner et adapter la nature comme les sentiments. 

L'auteur raconte comment des paysagistes du XVIIIème siècle comme Capability Brown, Humphry Repton ou William Kent ont modelé certains terrains pour en faire une « Nature 2.0 » qui nous semble aujourd'hui la plus naturelle du monde. Pourtant, son apparence comme son incitation à certaines pratiques (se promener, faire du sport, se donner rendez-vous sur un banc) ont été façonnées par la main humaine. Pourquoi ? Pour se guérir bien sûr, pour reprendre des forces et « se remettre des fatigues du travail ». 

Je ne résiste pas au plaisir de vous partager ce reportage sur mon parc préféré : le parc de la Tête d'Or, à Lyon. Il a été construit la même année que Central Park, dont Samantha Walton raconte l'histoire édifiante dans son livre (spoiler : ça parle de spoliation).

 

 

De fait, je découvre que le lien entre la nature et son utilité dépasse largement le domaine du numérique, des jeux vidéo ou des métavers. La nature nous nourrit, la nature nous guérit, et les études prouvent de plus en plus à quel point la nature nous soigne en restaurant les fonctions de notre cerveau, en optimisant notre mémoire, en stimulant notre créativité et notre imagination. 

Ce n'est pas un hasard si Meta a choisi un environnement de montagne, un chalet isolé en pleine nature, pour promouvoir la productivité : car dans Mountain Majesty, on ne vient pas en retraite d'altitude pour se reposer, on vient se « challenger » soi-même par exemple pour écrire un roman (#LifeGoal).

 


Qu'elle soit réelle ou virtuelle, la nature est perçue (dans une logique purement cybernétique) comme distributrice de feedback : elle nous doit quelque chose en retour de notre temps. Qu'il s'agisse d"un bain de forêt, d'une promenade digestive, d'un moment de pure contemplation ou même d'un temps passé à ne rien faire du tout, notre rapport à la nature s'inscrira dans une logique de retour sur investissement. On espère a minima que notre bien-être s'en trouvera amélioré. 

 

Illustration champêtre choisie par Le Parisien
pour son article
sur l'art de ne rien faire

 

Dès lors, je vois dans la pratique de méditation de The VR Dance Academy la même invocation intéressée des cristaux que dans l'image d'illustration de la finance régénérative d'Ethereum, cette fois-ci pour améliorer l'expérience collective et ses performances individuelles. On importe, dans un environnement totalement urbain, une petite touche de nature magique pour ajouter une pincée de lithothérapie à sa pratique de loisir (la danse). La séance de méditation se fait l'intermédiaire entre expression artistique et recherche de bien-être. Le choix des cristaux a cet avantage de faire suffisamment référence à la nature (ce sont des éléments connus, souvent associés aux pierres précieuses) sans être trop menaçant par un aspect « vivant » qui pourrait rapidement devenir incontrôlable ou dangereux, comme une plante ou un animal. Avec les cristaux, on se connecte à la Terre, à l'Univers, à soi, en toute sécurité. C'est mystérieux, mais inoffensif. Et en plus, ça brille.

 


Je vois aussi des approches plus décomplexées dans l'utilitarisme, où les frontières entre réel et virtuel, symbolique et fonctionnel, se confondent peu à peu. Deux exemples récents : ce dispositif de filtration d'air en milieu urbain, appelé LIQUID 3 qui ne prend même pas la peine de ressembler à un arbre pour en revendiquer les mêmes fonctions - en terme de forme, l'esthétique du cube ou de l'aquarium de science-fiction aux couleurs de Matrix achève de planter (sic) l'intention. Je le perçois comme une irruption du pixel dans l'espace public.

 


Le deuxième exemple peut sembler plus anecdotique, mais il est néanmoins révélateur d'une évolution des pratiques artistiques, comme une forme d'envers de l'impressionnisme ou du pleinairisme. Il s'agit d'un courant formalisé dès 2016 par des utilisateurs de VRChat, qui consiste à peindre IRL un paysage ou personnage rencontré en réalité virtuelle. Son nom : le gridisme, en hommage à la grille (grid) du film Tron. Ici, la nature est tout au plus un modèle ou un générateur de motifs.

 


The tree is not the point - cachez cette nature que je ne saurais voir. Il est peut-être temps de réconcilier ces deux mondes, tangibles et virtuels, dans lesquels nous évoluons en parallèle, pour reconnaître que nous cultivons à l'égard de la nature, où qu'elle soit, la même relation utilitariste. Pour conclure cette réconciliation, nous avons besoin des penseurs des cultures numériques, comme Anne Cauquelin qui, en 2002 déjà, dans Le site et le paysage, écrivait

Sur un autre versant, se dressent les pratiques nées des réseaux numériques : la construction d'un espace interactif et l'immersion dans une réalité virtuelle tendent à reléguer le paysage dans les lointains. (...) Ainsi conjuguons-nous deux mondes et deux comportements antinomiques dans la vie quotidienne (...) et chacun se réclame de la réalité.

 

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