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Entendez-vous l'écho

Variations autour du thème de la communication avec d'autres formes d'intelligence, à partir d'un chef-d’œuvre de la SF paru en 1961 : Solaris, de Stanislas Lem.

 

Capture du film Solaris, par Andreï Tarkovski (1972)

 

C'est à la biennale Nous ! le vivant que je note la recommandation de lecture d'Irène Langlet, chercheuse en littérature et en science-fiction. Dans une table-ronde pétillante et réjouissante, le nom de Stanislas Lem est mentionné parmi d'autres références érudites sur l'origine du vivant. 

Cet auteur polonais est, comme le vivant, protéiforme : médecin de formation, humoriste à ses heures, il se passionne pour la philosophie, la cybernétique, la physique et la biologie. Fondateur de la société polonaise d'astronautique, il s'intéresse à la place de l'Homme dans l'univers et aux possibilités de communication avec d'autres formes d'intelligence. Dans Solaris, son héros, le psychologue Kris Kelvin, entend d'abord le bruissement de l'Océan qui habite la planète, avant même d'être accueilli par ses homologues humains : 

J'attendis une minute en silence, puis je commençai à appeler. Pas de réponse. Dans les écouteurs, des crépitements se succédaient en salves, sur un fond de rumeur, basse et profonde, que j'imaginai être la voix même de la planète. 

Le propos du roman est à la fois simple et profond ; en croyant entrer en contact avec une entité vivante, les chercheurs de la station scientifique se retrouvent confrontés à leurs propres tourments intérieurs. De là un constat froid et brutal : 

Nous nous considérons comme les chevaliers du Saint-Contact. [...] Nous ne recherchons que l'homme. Nous n'avons pas besoin d'autres mondes. Nous avons besoin de miroirs.

De miroirs, ou de leur équivalent sonore : d'un écho. 

Echo, c'est justement le nom qu'a choisi Amazon pour ses enceintes vocales connectées - pourquoi ? Parce qu'elles amplifient les commandes de l'utilisateur et les transforment en action. Fantasme démiurge s'il en est un... Et la lumière fut, comme dirait Philips Hue.


Vous me direz à juste titre qu'un assistant vocal n'est ni vivant, ni intelligent, et vous pensez sûrement à autre chose quand vous lisez le mot « commande » ou « prompt » - c'est là que l'intelligence artificielle entre en scène, avec son bras armé Chat-GPT

Nous savons pourtant depuis plusieurs années que les modèles génératifs ou les LLM (Large Langage Models) ne font que piocher dans une base de connaissance qui peut se révéler elle-même problématique tant elle véhicule les préjugés dans lesquels baignent ses données d'entraînement. 

 

Source inconnue
(si vous connaissez l'auteur, signalez-le-moi, merci !)


 

En tous les cas, il n'existe aucune intention de communication de la machine, si complexe soit-elle. C'est bien notre propre perception qui interprète les textes et les images générés comme porteurs de sens - ou non. Dans Solaris, l'Océan avec lequel on tente d'entrer en contact produit des « mimoïdes » comme autant de reproductions maladroites d'images copiées depuis les esprits humains : 

Durant les premières années d'exploration, on se jeta littéralement sur les mimoïdes - fenêtres ouvertes dans l'océan, disait-on, et qui faciliteraient le contact ardemment espéré de deux civilisations. Assez rapidement, on dut s'avouer que le fameux contact ne s'annonçait d'aucune façon, que tout se limitait à une reproduction des formes, et qu'on piétinait sur une voie ne conduisant nulle part.

Pour autant, les moindres incartades de l'IA nous terrifient : quand le modèle fabrique des informations de toutes pièces, nous les nommons « hallucinations », comme s'il s'agissait de délires paranoïaques de quelque malade. Les articles de presse ne manquent pas pour qualifier Chat-GPT de « fou » alors qu'il n'est, en somme, qu'un perroquet - avec tout le respect que je porte aux perroquets

L'intelligence artificielle peut, plus raisonnablement, être employée comme interprète. Ainsi, portés par la conviction que l'on protège mieux ce que l'on comprend, certains chercheurs étudient le langage d'espèces animales comme les baleines, parvenant à leur envoyer des messages de présentation, qu'elles nous renvoient, comme au Petit Prince, en écho. 

 


 

D'autres chercheurs, plutôt artistes, comme Tarun Nayar, nous font entendre les vibrations des champignons, dans une approche qui s'embarrasse moins d'interprétation sémantique que de musicalité. 

Cette approche sensible peut sembler une bonne piste pour renouer avec le vivant qui nous entoure, dans une forme de relation, comme nous y invite Baptiste Morizot dans son dernier livre, L'inexploré. C'est aussi la voie qu'a choisie Aurélie Debusschère, chercheuse en sciences humaines et sociales, venue en fin d'année présenter son travail exploratoire au CREA Mont-Blanc, dans le cadre d'un Science Sandwich. S'appuyant sur des compétences issues du milieu pastoral, donc en contact permanent avec les animaux, Aurélie a proposé des lectures de paysage d'un genre singulier, faisant émerger des figures et des motifs : la montagne bibliothèque de savoir, l'invitation du glacier à renouer avec le passé, le souvenir du drame. Ce dernier motif concerne en particulier le lac Vert à Passy, destination dominicale prisée des familles haut-savoyardes. 

 

Le Lac Vert (Passy), Le Mont-Blanc (St Gervais) et le Glacier des Bossons (Chamonix) : comment les inviter à la table des négociations ?

 

Lors de cette présentation publique à Chamonix Mont-Blanc, l'un des auditeurs a fait le rapprochement entre cette cartographie sensible réalisée in situ et un fait divers bien connu dans la région : la catastrophe du sanatorium du Roc des Fiz, situé non loin du lac Vert, qui en 1970 ensevelit plus de soixante-dix victimes dans un glissement de terrain. Cette prise de parole a, selon moi, reconnecté le collectif présent dans la salle à ce moment-là avec un drame qui fut passé sous silence de nombreuses années.

Mais alors, que nos échanges avec le non-humain reposent sur la logique, la connaissance ou bien l'émotion, ne devons-nous en déduire que des choses que nous savons déjà, à l'échelle individuelle ou collective ? Qu'il ne s'agit que d'une forme de réassurance ? 

Ici un minuteur égrené par Alexa pour empêcher notre tarte de brûler dans le four, là une preuve que les animaux ne sont pas des machines, ici quelque nouvelle culpabilité pour nous convaincre encore une fois d'aller vers une plus grande sobriété énergétique (ça fera plaisir aux baleines), là encore le souvenir d'un deuil collectif qui n'a jamais été fait. Pour Stanislas Lem, aucun doute : 

Dès que nous tentons de trouver la motivation de ces phénomènes [de polythères - concept propre à l'intrigue du roman], nous tombons dans l'anthropomorphisme. Où il n'y a pas d'hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l'homme. Pour pouvoir continuer les recherches, il faut anéantir soit ses propres pensées, soit leur forme matérialisée. 

C'est peut-être là que l'intelligence artificielle aujourd'hui bifurque, dans la mesure où elle se révèle un excellent auxiliaire de laboratoire pour inventer de nouveaux matériaux, en s'affranchissant de la pensée propre à l'homme. Affranchissement temporaire, car sur les 31 millions de matériaux éprouvés par la machine, nos chercheurs n'en sélectionneront qu'un million. 

 

La surface liquide de Solaris fait-elle partie des matériaux listés par l'IA ?

 

L'écho n'est pas qu'un phénomène de répétition, c'est aussi un effet d'amplification, de prolongement dans le temps. 

Avec l'intelligence artificielle et son détournement dans les deepfakes, c'est-à-dire la possibilité de réaliser des trucages audiovisuels sophistiqués, les applications n'ont pas tardé à émerger sous forme de déstabilisation politique, de désinformation ou encore... de création artistique. 

Ainsi, si la voix de Sidhu Moosewala, chanteur indien assassiné en 2022, a pu être utilisée pour générer un nouvel album grâce à l'IA, c'est sûrement parce que d'autres, aux Etats-Unis, ont déjà ouvert la voie vers une exploitation sans vergogne de la notoriété de stars disparues. 

Après l'apparition de Tupac à Coachella en 2012, c'est au tour d'un autre rappeur, lui aussi assassiné, de briller sur les scènes (virtuelles cette fois) : Notorious B.I.G. apparaît sur Horizon Worlds en 2022, puis sur The Sandbox cette fin d'année 2023. 

 

Capture du concert par Rosie Perper,
extrait vidéo sur YouTube

Quel « Biggie » seras-tu ? Collection d'avatars

 

Nous nous éloignons ici de notre thème initial de communication, et l'intérêt marchand de ce genre d'initiative ne fait aucun doute. Mais au-delà des fans qui apprécieront de (re)vivre un concert avec un martyre du rap, quels principes éthiques mettrons-nous collectivement en œuvre quand les « technologies du deuil » nous offriront la possibilité de vivre avec nos proches décédés

Dans Solaris, Kris Kelvin s'accuse du suicide de son premier amour, Harey. C'est elle qui réapparaît incarnée devant lui dans la station d'étude scientifique, dénuée de souvenirs, simplement présence, miroir vivant. Notre héros tentera de construire avec elle un futur qu'il sait pourtant voué à l'échec, sauf à rester prisonnier de la station, car Harey n'est qu'une émanation de l'Océan qui les entoure.

 


De fait, Kris et Harey n'arrivent plus à entrer en résonance, ils ne parviennent plus à partager une vision commune du monde, ils sont désynchronisés. L'auteur annonce d'ailleurs cette issue dès les premières pages du livre, en raillant les spécialistes de la solaristique (études propres à cette planète) qui se chamaillent à propos de leurs théories respectives

Comment voulez-vous communiquer avec l'océan, alors que vous-même n'arrivez plus à vous comprendre ? 

Ni l'un ni l'autre ne sont une option. 

Dans un article relayé par Nina Bailly sur les petites conversations de tous les jours qu'on appelle les « small talk », on apprend que la sensation de familiarité éprouvée avec un interlocuteur provient d'un phénomène de synchronisation interpersonnelle. Le rythme de la parole et la respiration, par exemple, se synchronisent. Encore une histoire de tempo, donc. 

 

Fast Tips on Making Small Talk in English

 

La rapidité des réponses fournies par une IA comme Chat-GPT est une source récurrente d'étonnement (d'émerveillement ?) de la part de ses utilisateurs, ce qui contribue sans doute à maintenir une barrière mentale contre la tentation de la considérer comme humaine - car la synchronisation est impossible à cette vitesse. A l'autre extrémité du spectre, parmi les non-humains vivants, comment se synchroniser avec le temps long d'un arbre ou le rythme ultra-rapide d'une bactérie ? 

 

Fréquence cardiaque de la baleine bleue. Alex Boersma © Stanford University

 

Peut-être ne devons-nous pas rougir de notre propre auscultation, de nos défis de communication avec nous-mêmes, qu'elle passe par la remise au goût du jour de l'art de la conversation ou par l'apprentissage d'une langue. C'est déjà bien, non ? Pour Daniel Heller-Roazen, chercheur canadien en littérature comparée et philosophe, chaque langue est l'écho d'une autre dont elle ne cesse de porter témoignage. En somme, se faire écho les uns les autres serait un beau vœu pour faire humanité, en accordant d'ores et déjà davantage de place à des cultures sous-représentées dans celles, mondialisées, du web. 

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