Accéder au contenu principal

Quelle horreur !

Une immersion (numérique) légèrement anxiogène dans le sentiment d'horreur, en ce mois de novembre inauguré, comme chaque année, par la fête des morts. 


Patrick Swayze face à l'horreur de sa propre mort, dans le film Ghost (1990)

J'ai mis près d'un an à cerner le thème de cet article, dont le germe provient d'une expérience personnelle vécue en réalité virtuelle qui m'a marquée durablement, alors que rien ne l'aurait laissé présager.

Décembre 2022. A l'occasion de la diffusion de la série Vortex, France Télévisions propose une expérience en réalité virtuelle, VORTEX VR, disponible sur les casques Meta Quest 2. L'histoire de la série : une enquête policière multi-temporelle, sur fond de plage corse, que je ne regarde même pas en intégralité (je ne peux rien divulgâcher). La promesse VR : nous faire vivre un moment d'immersion avec les enquêteurs, à travers la collecte d'indices sur la scène de crime. 

 


La production met l'accent sur la prouesse technologique, et je chausse mon casque de réalité virtuelle avec insouciance, prête à jouer le jeu. Je prends note distraitement, sur la page de téléchargement de l'application, de la catégorie (Horreur) ainsi que du pictogramme PEGI 12. D'après le site web officiel

Les jeux PEGI 12 peuvent contenir de la violence dans un environnement imaginaire ou une violence non réaliste par rapport à des personnages à figure humaine.
Pas de quoi s'inquiéter. Sauf que... l'environnement n'est pas du tout imaginaire, et la violence me semble tout à fait réaliste. Je me retrouve face à un cadavre étendu dans le sable. Pour le coup, la promesse d'immersion est tenue.



Cette capture d'écran ci-dessus ne retranscrit sûrement pas entièrement la sensation très dérangeante de l'expérience en virtuel ; elle offre seulement un aperçu du trouble qui m'a saisie, de me retrouver en proximité avec cette femme visiblement assassinée. Ce corps qui ne bouge pas, qui n'émet aucun son, m'apparaît paradoxalement comme la seule forme de vie de la scène, car aux alentours il n'y a que des PNJ (Personnages Non Joueurs) qui vont et viennent sur des trajectoires pré-déterminées, en répétant des phrases pré-enregistrées, des potiches mécaniques aux gestes répétitifs qu'on veut me faire prendre pour l'équipe chargée de l'enquête criminelle.

 

 

Le déroulement du jeu m'incite à m'accroupir près de la victime pour chercher des indices dans sa tenue, ses bijoux, son visage, ce qui m'amène un profond sentiment de dégoût et, disons le mot, d'horreur. 

Au niveau esthétique, la représentation virtuelle n'est pas suffisamment fine pour semer le doute dans mon esprit et me faire croire à une expérience réelle ; toutefois l'écart est conséquent entre la scène que j'ai déjà vue dans la série TV, sur un écran, et le fait de la vivre, avec cette technologie immersive. Les personnes qui ont testé Richie's Plank Experience savent de quoi je parle : même si l'on sait que c'est faux, on a toujours ce vertige qui nous saisit.

 


Mais d'où vient ce sentiment profond de dégoût, et pourquoi cette expérience me répugne-t-elle à ce point ? Je ne me suis jamais rendue sur une scène de crime, je n'ai jamais assisté à un crime, je n'ai jamais été victime ni témoin de violences, cette scène ne m'évoque donc aucun souvenir personnel. 

En revanche, l'atmosphère étrange qui règne autour de cette femme assassinée fait grandir cette petite voix dans ma tête : « Et si ça m'arrivait ? » - réaction propre à la peur. Dans son Histoire de la laideur, Umberto Eco note : 

Au quotidien, nous sommes entourés de spectacles horribles. [...] Nous voyons des membres déchiquetés par l'explosion d'un gratte-ciel ou d'un avion en vol, et nous vivons dans la terreur que cela puisse nous arriver à nous aussi.
Ce moment de réalité virtuelle, qui a duré une vingtaine de minutes, a cristallisé pour moi ce sentiment d'exaspération, d'horreur, de terreur (pour reprendre Umberto Eco) devant la multitude de scénarios de fictions qui exploitent toutes les formes de violences possibles envers les femmes. A l'heure où l'on s'écharpe pour un malheureux point médian, peu de monde à ma connaissance soulève la question de l'impact psychologique d'un tel environnement narratif, médiatique, imaginaire, mythologique, où les femmes sont toujours les principales victimes. En faisant quelques recherches rapides, je découvre pourtant que le CSA a pour mission de lutter contre « les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein du couple. » ou encore que des chercheurs en littérature organisent des colloques universitaires qui mettent en lumière les « féminicides & violences contre les femmes dans les fictions pour la jeunesse. » 

Quand la réalité virtuelle a commencé à être utilisée auprès de détenus volontaires pour (re)vivre l'horreur des violences conjugales, cette fois en tant que victime ou témoin, j'étais très sceptique - à l'instar de personnes engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Néanmoins, après cette scène de crime sur la plage de VORTEX VR, je reconsidère avec intérêt l'offre proposée par une société villeurbannaise comme REVERTO, qui crée des formations VR sur de nombreux thèmes (sexisme, harcèlement, handicap, santé mentale...) adressés à un public professionnel, en guise de prévention. 

 


Dans son livre Anatomie de l'horreur, Stephen King donne des clés de compréhension de son œuvre à travers une analyse génialissime des peurs de son époque. Il distingue deux niveaux d'horreur : le premier en lien avec la réaction physique pure, celle qui provoque le haut-le-cœur. Le deuxième niveau, quant à lui, est plus puissant, et Stephen King le compare à une danse macabre.

Et l'objet de cette quête, c'est le lieu où vous-même, lecteur ou spectateur, vivez à votre niveau le plus primitif. L’œuvre d'horreur ne s'intéresse pas aux meubles civilisés de notre vie. [...] L’œuvre d'horreur cherche un autre lieu, une pièce qui ressemble tantôt à la tanière secrète d'un gentleman victorien, tantôt à la salle des tortures de l'Inquisition espagnole... mais peut-être plus fréquemment à la caverne fruste et mal dégrossie d'un homme de l'âge de pierre.

En lisant ces lignes - et sachant pertinemment que Stephen King emploie le terme de « lieu » comme une métaphore pour signifier nos peurs les plus ancrées - je ne peux m'empêcher de penser que la singularité de la réalité virtuelle - et plus largement des métavers - est justement de faire advenir un lieu, des lieux, dans lesquels nous évoluons sous forme d'avatar, c'est-à-dire la représentation la plus idéalisée de soi-même.

Quand on choisit une destination en réalité virtuelle, le temps de téléchargement de l'univers sélectionné suscite un sentiment d'excitation teinté d'appréhension. Le lieu que je m'apprête à visiter ressemble-t-il à l'aperçu que j'en ai eu dans la programmation ? L'intérieur du bâtiment est-il fidèle à l'image que je m'en fais, depuis l'extérieur ? En un sens, ce temps d'attente est proche des espaces liminaux, ces lieux de transition qui fascinent la génération Z, comme l'explique Feldup, youtubeur spécialiste des histoires étranges et horrifiques de la culture web. Et nous savons à quel point les métavers peuvent regorger de lieux vides.

 

 


Chez Frida Kahlo, dans Decentraland

 

Ce n'est toutefois pas la maison rouge de Frida Kahlo, ni ses poupées flippantes, qui m'ont causé le plus d'émotion dans mes explorations virtuelles. Après VORTEX VR, ma deuxième expérience d'horreur s'est déroulée sur Fortnite. Alors que je recherche des destinations culturelles originales dans ce jeu vidéo de battle royale, une vignette retient mon attention : Explore Titanic. J'hésite un peu, car j'ai récemment découvert la reconstitution 3D de l'épave, réalisée par Magellan, et quelque chose dans cette image me cause l'horreur la plus intense.

 


Ce n'est pas uniquement son sujet (le studium), le fait ici de considérer le tombeau de plusieurs centaines (milliers ?) de personnes dont la fin tragique a été rendue célèbre auprès de toute ma génération par le film Titanic. Après avoir étudié attentivement cette image, je dirais qu'il s'agit plutôt de ce que Roland Barthes appelait le punctum : cet élément imprévisible qui touche le spectateur. Pour moi, le punctum se situe dans la texture grise de ce sol enfoui sous les eaux, et dans le noir d'encre du fond, comme si l'épave avait fait le vide autour d'elle de toute forme de vie, comme si poissons et coraux n'avaient pas colonisé sa carcasse, comme si le lieu était un trou noir qui aspire, aimante, fige. Ce bateau pourrait être échoué sur la Lune.

En m'embarquant dans le sous-marin virtuel de Fortnite, je découvre à ma plus grande satisfaction que l'épave est cette fois-ci intégrée dans son milieu naturel, avec de la végétation, de la lumière, des ombres. La reconstitution photogrammétrique, bien qu'intéressante, n'est pas très précise, et contribue au côté artisanal et bon enfant de l'expérience.

 


 

Au bout de quelques secondes, je prête attention au décompte en cours au milieu de l'écran. Exploding in... Horreur ! je me trouve en réalité dans le Titan, ce sous-marin de la société OceanGate qui a implosé en juin dernier !

 

 

La « map » est d'ailleurs une réaction quasi immédiate à l'actualité : alors que le Titan a implosé entre le 18 et le 22 juin 2023, Joseph Cain, sous le pseudo So Fly Official, a publié ce monde sur Fortnite le 25 juin. 

J'y vois la contribution d'un créateur de contenu numérique parmi d'autres, qui se sont délectés de ce fait divers improbable : un sous-marin introuvable pendant plusieurs jours, piloté grâce à une manette de Xbox, renfermant des personnalités, et tout ça proche d'un lieu de catastrophe parmi les plus spectaculaires de notre époque, cela avait de quoi faire couler beaucoup d'emojis et de memes. Ajoutez à cela une touche de moralisme, un brin de mystère et une haine envers les riches, voilà un beau maelstrom sur les réseaux sociaux. Serait-ce une nouvelle forme de « Camp » qu'on nous donnerait à voir, cette esthétique irrévérencieuse et insouciante théorisée par Susan Sontag ?

 


Certains comptes parodiques du Titan vont même jusqu'à publier à intervalle régulier le décompte du niveau d'oxygène encore disponible dans le submersible, ce qui contribue à alimenter à la fois l'angoisse collective qui surgit au moment des recherches (« va-t-on les retrouver vivants ? ») et l'angoisse personnelle qui monte « au plus profond de son cœur », comme l'écrit Stephen King, considérant que dans la vie réelle, « l'horreur est une émotion que l'on doit affronter en solitaire ». Charge à chacun de se demander comment il aurait réagi dans une telle situation. 

Entre la construction culturelle de la peur, présentée comme telle par Umberto Eco, et la nécessité de s'y confronter seul, comme le plaide Stephen King, le sentiment d'horreur se promène d'un versant à l'autre, de notre histoire collective à notre sensibilité personnelle. L'expérience en réalité virtuelle peut-elle jouer un rôle cathartique dans cette affaire ? Car si l'on considère, comme les chercheurs Sébastien Genvo et Esteban Giner, que les œuvres vidéoludiques et leurs logiques hyperculturelles permettent d’appréhender les imaginaires circulant à l’échelle mondiale, elles doivent aussi mettre en évidence des peurs, des angoisses, des craintes à la fois très localisées et transverses d'une culture à l'autre, dans un contexte où l'on peut être acteur / joueur. Je rapproche volontairement la réalité virtuelle du jeu vidéo car les logiques narratives et les contraintes d'accès me semblent très proches.


Capture réalisée par Esteban Giner dans le jeu Shadow of the Tomb Raider

Dès lors, pourrait-on considérer que suivre une enquête en réalité virtuelle ou imploser dans un jeu vidéo est une manière d'affronter sa peur ? J'aimerais le croire, si l'aspect expérienciel ne prenait pas autant le dessus. Dans VORTEX VR, le meurtre n'est qu'un prétexte à faire vivre à l'inspecteur une expérience paranormale de communication avec sa fiancée disparue au même endroit. Dans le submersible de Fortnite, la visite de l'épave du Titanic est moins importante que le décompte avant explosion. L'horreur engendrée par ces situations ne sert pas, à mon avis, à alimenter une quelconque réflexion ou une prise de recul : elle n'est qu'un appât à sensations fortes. 

Le summum de l'horreur et du mauvais goût est atteint selon moi avec le projet Paradise VR qui nous fait vivre l'explosion de la première bombe à hydrogène au monde, à 10 kilomètres du point zéro. Un expérience de journalisme immersif, vraiment ? Si vous en avez le goût, l'intégralité de l'expérience est disponible dans cette vidéo à 360° : 

 


Pour ma part, j'y vois un pied-de-nez à l'empathie, cette qualité censée nous permettre de reconnaître et comprendre les émotions de l'autre, sans être à sa place. Je ne pense pas avoir besoin de « vivre » en réalité virtuelle une telle expérience pour en ressentir l'horreur, mais peut-être que la thérapie est efficace sur des personnes qui ont des troubles relationnels ? Les hommes violents avec leur entourage ont du mal, paraît-il, à distinguer l'expression de la peur de celle de la joie.

Si les images sont virtuelles, l'impact n'en est pas moins réel, et j'ai le sentiment que nous devons prendre garde à ce que nous produisons, qui pourrait être implanté de manière irréversible dans nos esprits. Je laisse le mot de la fin à Umberto Eco, dans son Histoire de la laideur :

Souvent, les théoriciens ne tiennent pas compte des innombrables variantes individuelles [...] quelqu'un qui a subi un bombardement ne sait sans doute pas regarder Guernica de Picasso d'une manière esthétiquement désintéressée sans revivre la terreur de son expérience passée.

 

💌

[bonus : extrait d'un échange e-mail du mardi 21 novembre 2023 avec jean.chibret, qui m'autorise à diffuser sa réponse à la lecture de cet article]

C'est toujours un plaisir que de vous lire, dussé-je y mesurer l'anachronisme de mes réactions et de mes jugements. Personnellement, je n'éprouve aucune "horreur" devant les images que vous me communiquez, les sachant préalablement "virtuelles". En revanche, la lecture des trois volumes de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, fut une épreuve ; j'imagine que vous connaissez au moins de nom la femme du poète russe mort au cours de sa déportation dans la Kolyma en 1938. Son témoignage pulvérise les âneries enseignées, sur l'école en URSS par exemple. L'auteur y explique la famine planifiée à grande échelle de millions de paysans, par les quinze ans qu'il fallut au régime pour fabriquer des bourreaux, leurs parents n'ayant probablement jamais accepté de se faire les instruments d'une pareille élimination. D'ailleurs, Alain Besançon rapporte que les Russes qui se sentaient en confiance désignaient le communisme du terme d' "horreur", le caractérisaient comme "horrible" ("huyas" en russe). Vous voyez, rien n'a changé depuis Sophocle et Antigone : "Ce qu'il y a de plus terrible pour l'homme, c'est l'homme même" ; le grec "deinos" - comme dans dinosaure - signifiant "horrible" et "merveilleux" à la fois ; comme Pascal prouve non pas que l'homme est grand ou misérable, mais qu'il est grand bien que misérable, parce que misérable. C'est là le tragique selon Aristote : "surgissement des violences au sein des alliances" (Poétique). Pour la sensation de l'horreur, il me faut encore l'identification, et la pitié au sens de Rousseau. La "responsabilité" telle que l'explore Lévinas, celle qui définit "la culpabilité", "responsabilité malgré soi du refus des responsabilités" , (Humanisme de l'autre homme). [...]
     J'ai bien peur de vous renvoyer mes horreurs en réponse aux vôtres. [...] Avec toutes mes amitiés, Célia.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

En voyage dans les métavers : plaidoyer pour la diversité

Retranscription illustrée d'une conférence présentée le 25 mai 2022 à Québec dans la catégorie « Innovation » du WAQ (Web à Québec). Merci au comité de programmation pour l'invitation ! ( voir la captation de la conférence)

Pédagogie du corps scanné

Avec sa première classe culturelle numérique, la metteuse en scène Anne-Sophie Grac met au défi les collégiens d'imaginer les canons de beauté de demain, en passant par la déconstruction du corps réel et représenté.

En voyage dans les métavers : please translate

Historique d'une collaboration créative entre Lyon, Barcelone et Montréal pour la traduction en anglais d'un plaidoyer en faveur d'un métavers multiple et diversifié ; une vision présentée il y a exactement un an au Web à Québec 2022.