C'est la rentrée ! et avec elle les marronniers de l'actualité, comme pour renouer avec le temps des Anciens, celui des cycles et des saisons. On est vraiment obligés de reprendre le rythme ?
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Partie de pêche dans le jeu Fortnite ; c'était bien, ces vacances ! |
Dans son fascinant ouvrage Temps-Paysage. Pour une écologie des crises, Bernadette Bensaude-Vincent distingue trois conceptions du temps : le temps chronologique (Chronos), le temps cyclique (Aiôn) et le temps de l'action, du moment opportun (Kairos). En croyant à un temps universel et linéaire qui serait, dans notre culture occidentale, lié à l'idée du progrès, nous aurions simplifié à outrance notre rapport au monde. Pour renouer avec ce(ux) qui nous entourent, il s'agirait de diversifier notre perception temporelle :
Face à la prétendue crise du temps, il ne s'agit donc pas de surfer sur la vague du slow, mais d'apprendre à composer des lignes de temps hétérogènes [...]
J'avais abordé le temps sous l'angle de la mesure, dans un précédent article sur ce blog. Voici trois nouvelles approches qui tournent autour de notre conception du temps.
Distendre l'incompressible
Août 2023, Flaine. Aux caisses des remontées mécaniques des Grandes Platières, on nous remet un petit livret à l'air furieusement steampunk : c'est le carnet de voyage du capitaine Nemo et de sa pilote Juliette (parité oblige) qui vont nous accompagner le temps du trajet en téléphérique.
Surprise à l'entrée de la cabine : tout est aménagé pour transformer notre navette en dispositif de médiation. Un amplificateur de son accueille notre téléphone qui diffuse, après lecture d'un QR code, la piste audio correspondant à la montée vers le désert de Platé.
Pour moi qui ai l'habitude de choisir un podcast en fonction de sa durée (j'aime écouter un épisode d'un seul tenant lors d'un trajet, par exemple), je dois reconnaître que l'expérience est séduisante. En entremêlant deux histoires (celle du récit du Nautilus avec ses personnages, et celle des transformations géologiques dont le résultat s'étend sous nos yeux), notre perception du temps devient curieusement élastique. C'est le choc d'une collision, ou plutôt d'une juxtaposition, entre des périodes si longues qu'elles en dépassent l'entendement, et les quelques minutes - toujours égales d'une cabine à l'autre - qui suffisent à nous conduire au sommet.
On en ressort un peu sonné, déconnecté, comme désireux de consulter sa montre pour vérifier où l'on se trouve. Depuis les immenses étendues de lapiaz, c'est alors une autre temporalité qui prend le relais : celle du temps qu'il nous faudra pour en faire le tour en marchant.
Faire durer le flow
Le jeu vidéo Fortnite repose sur le principe de la bataille royale : 100 joueurs sont parachutés sur une île, un seul d'entre eux en sortira vainqueur en éliminant tous les autres.
Pour des raisons professionnelles (oui oui), j'ai passé quelques heures d'été à enchaîner les parties dans le Chapitre 4, Saison 3 intitulée « Enfer Vert ». Au bout de diverses éliminations, j'ai compris que le classement obtenu correspondait moins à un facteur chance qu'à une maîtrise assez fine des mécaniques d'un jeu réglé comme du papier à musique.
La partie commence par l'attente dans un petit sas, où l'on rassemble tous les joueurs (c'est la phase matchmaking). Quand les 100 adversaires sont réunis, un bus les embarque en survol au-dessus de la carte ; libre à chacun de sauter du véhicule quand il le souhaite, pour atterrir sur un territoire stratégique. Mais attention ! le temps est compté et s'égrène seconde par seconde pour forcer tout le monde à sauter.
Une fois à terre, l'espace et le temps sont intimement liés par ce que Fortnite appelle la tempête. Danger vital pour les joueurs, elle consiste en de larges cercles concentriques qui vont peu à peu se rétrécir pour parquer tous les joueurs dans le centre de l'île, afin d’accélérer le processus d'élimination.
Pas étonnant donc que l'agencement de la carte et la disposition des ressources sur l'île soient considérées comme des informations capitales pour les joueurs : en s'accordant au tempo, en se déplaçant au bon rythme, on rallonge le temps de chaque partie.
Selon le principe du game design, l'erreur fait partie de l'apprentissage : à chaque élimination, le jeu nous propose par défaut de recommencer une partie. Comme une partition qu'on déchiffre, dont on répète encore et encore les premières mesures jusqu'à les connaître par cœur.
Court-circuiter le « pas encore »
Mon dernier cas d'étude s'appuie sur une lecture. Celle du livre de Dipesh Chakrabarty intitulé Provincialiser l'Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique.
Dans cet ouvrage de référence des études postcoloniales, paru en 2000 dans sa version française, l'auteur analyse la manière dont la pensée occidentale a infiltré toutes les strates de la société indienne à laquelle il appartient, et plaide pour une pensée de la multiplicité des temporalités, en opposition à l'historicisme. En effet, si l'on considère que l'histoire humaine tend vers un développement uniforme qui serait d'abord expérimenté en Europe, alors le temps devient vide et homogène, stérile en quelque sorte.
L'auteur cite John Stuart Mill, dont la conscience historiciste consiste à placer certaines nations (celles qui ont été colonisées, vous vous en doutez) dans la salle d'attente de l'Histoire, comme si elles étaient en retard par rapport à d'autres. On retrouve aujourd'hui cette idée dans les débats autour de la consommation carbone des pays en développement ou dans la course à la technologie 5G, 6G.
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The Carbon Map, par Kiln |
Face à cette conception insupportable d'un monde à plusieurs vitesses, comme si tout cela consistait en une course (ou une battle royale), Dipesh Chakrabarty pose la question du lien rattachant une pensée à un lieu, et présente les passés subalternes comme un moyen d'enrichir notre perception du présent, de le percevoir comme non-un.
Les passés subalternes sont comme des nœuds qui persistent avec entêtement, qui brisent la surface autrement lisse et égale du tissu.
L'auteur s'appuie sur le terme bengali granthi, qui désigne diverses sortes de nœuds ou d'articulations (comme celles de nos doigts ou d'une branche de bambou), mais aussi des points de blocage que la pratique du yoga nous aiderait à lever pour atteindre l'éveil.
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Knots in Yoga, par Mayank Chaturvedi |
Et si ces nœuds, ces frictions, ces doutes, étaient salutaires à l'échelle de l'humanité ? S'ils nous évitaient de nous jeter à corps perdus dans la poursuite d'idéologies de la colonisation, comme - au hasard - celle d'autres planètes ? En maintenant une tension permanente, un dialogue fécond entre des points de vue contradictoires, nous apprenons peut-être à nous reconnecter avec des temporalités et des localités plurielles.
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We tested ChatGPT in Bengali, Kurdish, and Tamil. It failed. par Andrew Deck |
Pour exercer et pratiquer les localités et temporalités plurielles dans le domaine numérique, je ne saurais que vous recommander l'excellent ouvrage de Frédéric Martel sur la pluralité des internets : Smart, Enquête sur les internets (ed. Stock, 2014) où l'auteur nous emmène en voyage dans différentes capitales numériques. Si l'accélération se ressent à l'échelle mondiale, Frédéric Martel montre qu'il existe autant d’usages du web que de territoires.
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