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Corps intermédiaire

Dans le monde réel comme virtuel, la ressemblance d'un corps avec le mien n'est pas la garantie qu'il est habité. De la sculpture hyper-réaliste aux faux profils militants, allons voir derrière le miroir quel en est l'enjeu de société. 

Image générée par IA et publiée sur Twitter le 20 janvier 2022 à 22h52

 

Du 11 février au 6 juin 2022, La Sucrière à Lyon présente l'exposition « Hyperréalisme. Ceci n’est pas un corps » qui rassemble les œuvres de 30 artistes internationaux. Ce courant artistique d'hyperréalisme, apparu dans les années 1960 aux États-Unis, vise à créer l'illusion parfaite en reproduisant des corps réels de la manière la plus minutieuse possible.

 

De fait, l'exposition remplit sa promesse. Les visiteurs constatent son caractère déroutant ; et Sam, Local Guide sur Google Maps, de renchérir : 

On se retrouve face à des sculptures qui semblent endormies et prêtes à se réveiller à tout moment.

C'est l'impression que j'ai également ressentie en visitant le musée de Timo sur AltspaceVR, à la différence près qu'il s'agissait de corps... d'avatars. Timo, créateur de kits, y présente ses productions dans un décor sombre où les projecteurs ont été soigneusement orientés vers les corps virtuels. 

 

 

J'occupais moi-même mon apparence virtuelle, cette enveloppe qui cache et qui dévoile dans le même temps, en une dynamique que j'ai longuement décrite dans cet article. Ainsi, l'avatar fait écran à la communication en réalité virtuelle (un peu comme dans une discussion téléphonique où l'on ne connaît de notre interlocuteur ni son environnement, ni son degré d'attention) et l'échec le plus flagrant des échanges est la fameuse posture AFK qui désigne un internaute (ou VRnaute) loin de son clavier.

Toutes les plateformes de « SocialVR » nous rappellent que derrière chaque avatar se trouve un être humain à notre image, autrement dit notre semblable, dont nous devons prendre soin.

 


Mais dans le musée des avatars de Timo, comment savoir si l'un de mes semblables se trouve derrière telle ou telle statue de polygones ? Lorsque j'interromps par mégarde une séance de travail du conservateur de ce musée avec son équipe, je vois bien que la forme - ou plutôt l'informe, dirait Georges Bataille ? - en jaune au centre de l'attention est un avatar en devenir : son apparence cible est déjà représentée en miroir sur l'écran partagé. Mais comment être certaine que tous les autres, debout ou assis dans le canapé, sont bel et bien mus par un être humain qui respire ? 

 


Pour le dire autrement et en empruntant les concepts de Heidegger : comment faire la distinction entre un « être-sous-la-main » et un « être-au monde », entre un être qui occupe une place dans le monde et un être qui le pense et l'habite, entre cet avatar que personne n'anime et cet autre avatar qui est une personne dans un casque de VR. 

De même, deux étants-sous-la-main ne peuvent se toucher, ou se rencontrer. Seul le Dasein peut « faire encontre » à quelque chose.

L’ « être-dans » permet de catégoriser le statut des êtres qui occupent un lieu sans l'habiter. De fait, cette catégorisation est aussi présente dans l'exposition HYPERREALISME pour nous donner des repères :

 


Dans son musée virtuel, Timo reprend trois de ces concepts : les répliques humaines (présentées dans des ailes de galerie différentes selon qu'elles soient statiques ou en mouvement), les jeux de taille (les avatars sont plus grands que la normale) et les morceaux de corps. 

 


Ce visage en bas à droite qui fixe l'appareil photo me glace le sang. Son regard me semble paradoxalement habité d'une présence, la même que celle des portraits générés par une intelligence artificielle

 


 

Cette IA fait parler d'elle en période d'élection présidentielle, puisqu'elle est détournée par les militants de différents partis politiques pour illustrer de faux profils sur les réseaux sociaux. A chaque fraudeur, son détracteur : Victor Baissait, expert en fake news, publie un fil de discussion sur Twitter pour apprendre à reconnaître une photo issue du site This person does not exist

Problème : depuis juin 2021 - date de publication de ce fil - et aujourd'hui, certaines de ces règles ne sont déjà plus valides car l'IA a fait des progrès. Exemple avec le format « photo de face » :





Heidegger nous dit que les « étants-sous-la-main » ne peuvent se rencontrer, en effet ce sont des « êtres-au monde » qui créent l'interaction avec ces portraits vides, en jugeant leur niveau de crédibilité dans les commentaires des portraits les plus convaincants : 

 


La communauté (humaine) serait donc un premier garde-fou, dans la mesure où l'on partagerait les mêmes codes. En l'occurrence, si je ne sais pas qu'il s'agit d'une IA qui fabrique des images, j'aurais du mal à comprendre le premier commentaire : « Credible background ». Le deuxième commentaire quant à lui concentre de nombreuses références culturelles, pour ma part je pense immédiatement au phénomène des backpackers qui publient leurs mises en scène de voyage sur les réseaux sociaux.

Un deuxième niveau de sécurité est mis en place à l'échelle des « lieux » de visibilité, c'est-à-dire les plateformes. Twitter a lancé un nouveau badge pour que les concepteurs de bots indiquent clairement dans le profil du compte concerné qu'il s'agit d'une automatisation.

 


Toutefois, cette précision est pour l'instant laissée à la discrétion et à la bonne volonté du créateur du bot. Et il n'y aura pas toujours un narrateur pour nous expliquer les rouages de la machine, comme le héros d'Adolfo Bioy Casares sur l'île de Morel. 

Les frontières se brouillent de plus en plus dans nos rapports avec les autres et avec le monde : on donne des droits aux fleuves, on se marie avec des personnages fictifs, on croit contacter Disneyland Paris et c'est une travailleuse du clic malgache qui nous répond, on se fait servir un café par un robot qui est en réalité piloté par une personne handicapée, alitée chez elle. 

 


 

Le test de Turing devait nous aider à distinguer une machine d'un humain, mais depuis 2010 déjà, les lecteurs de presse en ligne se font berner par des robots-journalistes

Ils ne voient pas la différence avec un texte écrit par un seul auteur. Il faut dire que, très souvent, les journalistes sautent d'un sujet à l'autre sans transition.

- Francisco Iacobelli, fondateur du système intelligent Tell Me More

Pourtant, d'après cette étude nous serions encore capables de faire la distinction entre un thérapeute, un robot social humanoïde et un agent conversationnel désincarné (de type assistant vocal), ouf ! 

C'est peut-être qu'un robot, tout journaliste qu'il soit, ne fonctionnera jamais qu'avec des associations logiques pré-programmées ou du mimétisme. Sa capacité à nous surprendre serait-elle si limitée ? 

 


 

J'ouvre la page Wikipédia de l'écriture automatique - après avoir écarté les références aux activités médiumniques éponymes - pour voir mes espoirs s'écrouler. La technique adulée des surréalistes est définie comme :

(...) un mode d'écriture dans lequel n'interviennent ni la conscience ni la volonté. 

Pas de quoi mettre hors-jeu les robots, ni dans le style ni dans la forme. Moi qui croyais aussi que seuls les robots confondaient l'animal et le pays pour traduire le mot Turkey, voilà qu'Erdogan déjoue mes certitudes en proposant d'utiliser officiellement le terme Turkiye pour désigner son pays et ainsi éviter toute confusion avec le mot dinde

Même dans la fiction, des œuvres comme Blade Runner brouillent les frontières entre humains et réplicants, alors que le héros de Her s'isole volontairement de ses semblables pour vivre une histoire d'amour avec un OS (Operating System).

 


Avec cette relation entre un humain et un bot désincarné, nous sommes revenus à la question initiale du corps physique. Mais sur le web, notre identité se définit autrement : nous apparaissons aux autres dans un cadre délimité, une autre forme de corporéité, qui est notre profil. Les contenus que nous publions forment aussi une matière prompte à entrer en contact (en conflit, en friction) avec d'autres, à « faire encontre » - pour remobiliser Heidegger. 

 


 

Sur Discord, un langage particulier a émergé pour structurer les communautés. Il consiste à nous demander de nous auto-définir un rôle, en cliquant sur un emoji. Le dispositif est simple : 1) présentation de l'énoncé, 2) choix individuel, 3) assignation à une catégorie collective pour automatiser les échanges à venir.

Ci-dessous un exemple du salon Discord officiel d'AltspaceVR où je peux choisir les notifications que je souhaite recevoir, en fonction de mon investissement sur la plateforme de réalité virtuelle :

 


 

Le même principe s'applique sur LinkedIn, où les personnes en recherche d'emploi peuvent afficher sur leur profil un bandeau précisant leur statut. LinkedIn leur promet que leur algorithme prendra en considération ce signal pour rendre plus visible leur profil auprès de recruteurs potentiels. Contrairement au bandeau des « Goods Bots » sur Twitter, ceci n'est pas un état permanent mais une situation temporaire et conjoncturelle. 

 


 

En parlant de conjoncture, je pense évidemment aux signes de soutien avec l'Ukraine qui ont fleuri sur les réseaux sociaux ces deux dernières semaines. Le drapeau 🇺🇦 teinte tous nos fils d'actualité. Il prend le relais du drapeau français en hommage aux victimes des attentats de Paris, de la mention Je suis Charlie et d'autres symboles d'unité (inter)nationale. 

Dans sa newsletter, la journaliste Lucie Ronfaut décrit cette pression à réagir sur les réseaux sociaux. C'est peut-être qu'aujourd'hui, la réaction et la création de contenu sont des indicateurs de notre capacité à faire société - et non pas à agir uniquement dans une communauté de semblables.

Aurions-nous encore davantage besoin de ces indicateurs au fur et à mesure que nos pratiques numériques s'intensifient et que la faune des êtres virtuels se diversifie ? Ou bien devrons-nous en trouver d'autres pour prouver que nous habitons le monde et sommes doués de conscience ? Car un robot aussi peut poster un drapeau bleu et jaune.

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