Au pays des métavers, c'est l'ascenseur émotionnel : on découvre d'abord que ce à quoi on tient va disparaître, pour finalement perdurer sous une autre forme. Il y aurait donc bien un remède à la solastalgie.
Vue VR extraite de Remède à la solastalgie, par Raphaël Gouisset |
Un soir d'avril 2024, au théâtre de l’Élysée à Lyon. Je viens découvrir la dernière création de Raphaël Gouisset, artiste performeur qui se définit lui-même comme un computer boy théâtral. Le spectacle s'appelle Remède à la solastalgie. On s'immerge dans un environnement qui change, on tourne autour d'un paysage qui nous quitte. Mais ce qui me touche au cœur, ce qui m'embarque dès les premières minutes, c'est l'outil que Raphaël a choisi pour créer son univers virtuel, car je le reconnais : c'est Mozilla Hubs.
Hubs, développé depuis 2018 par une équipe dédiée de Mozilla, était une plateforme pionnière de réalité virtuelle sociale, basée sur une technologie de son spatialisé permettant de recréer l'illusion d'un espace physique à partir d'un environnement 3D.
Était ?
Oui, car au moment où j'écris ces lignes, Mozilla Hubs n'existe plus, et lorsque Raphaël Gouisset joue son spectacle ce soir d'avril, nous savions déjà que la plateforme allait disparaître : l'équipe de développement avait annoncé dès février la fermeture à venir des serveurs, planifiée au 31 mai 2024.
Page web consultée le 01/06/2024 à l'adresse hubs.mozilla.com |
Devant Remède à la solastalgie, je revis cette perte en direct, d'une manière amplifiée, car je me rends compte à ce moment que je partage avec Raphaël (et tous les autres utilisateurs) une véritable culture de Mozilla Hubs. Je reconnais l'interface des boutons en haut de l'écran. Je reconnais certains arbres issus de la bibliothèque d'objets 3D. Je reconnais le crayon rouge utilisé pour dessiner un visage triste sur un Playmobil. Je reconnais mes propres tentatives de parcours scénographique entre images et textes en 2D. Je reconnais la sensation grisante d'activer le déplacement en volant (touche G du clavier sur un ordinateur, pour Gravity) ou celle de traverser un objet pour en voir l'envers, en creux. Je reconnais tous mes usages virtuels, et plus encore j'admire le travail de Raphaël sur un aspect qui échappe sans doute au public novice en la matière : cette attention portée au mouvement, pour que l'image projetée depuis le casque, qui sert de caméra pour l'audience hors de l'environnement immersif, ne soit pas trop brusque.
Ces petites références, ces marqueurs discrets, agissent comme des signes de reconnaissance - à la manière des AirPods. Mais contrairement aux produits d'Apple, c'est dans une culture d'ouverture et de bidouille que nous nous retrouvons ici, car Mozilla Hubs s'inscrit dans une logique open source.
C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle j'ai adopté cette solution de Mozilla, dès 2020, pour la réalisation du projet 4810 pixels avec le CREA Mont-Blanc. Avec Nicolas (Frespech), mon complice des métavers et artisan chocolatier de Papillote 🍬🍬🍬, nous avions remarqué que certains acteurs artistiques et créatifs majeurs comme Ars Electronica s'étaient aventurés sur ce terrain nouveau de la VR sociale - dans la continuité de la voie ouverte par Second Life quelques années plus tôt.
Tutoriel d'accueil : In Kepler's Garden, Ars Electronica (2020) |
Avec Mozilla Hubs, la tendance était au Do It Yourself : l'accès gratuit à l'éditeur en ligne Spoke permettait à tout un chacun, sans connaissances pré-requises en 3D ou en programmation, de créer et mettre en ligne son propre petit monde virtuel. Les explorations se succédaient, et les plus compétents d'entre nous pouvaient contribuer à l'évolution du code source de Mozilla Hubs, déposé sur GitHub. Pour ma part, je suis très fière d'avoir initié la traduction de l'interface en français !
Une exposition d'images en 2D dans 4810 pixels, du CREA Mont-Blanc (2020) |
Animal Club, l'une des premières explorations de Voyage Pizza |
Dans le domaine des métavers (au pluriel) où de nouveaux entrants se manifestent chaque semaine, le choix de Mozilla Hubs comme outil ouvert et collaboratif, accessible via une simple fenêtre de navigateur, sans compte ni profil, était un signal fort envoyé par les créateurs de mondes virtuels, qu'ils soient artistes ou pédagogues, acteurs du service public - comme Erasme, laboratoire d'innovation ouverte de la Métropole de Lyon, qui ouvrit en 2022 son SecondLab - ou bien institutions de droit privé - comme la Société des Arts Technologiques (SAT) à Montréal, qui mit en orbite son espace virtuel Satellite dès 2020.
Présentation d'un dispositif dans le SecondLab |
Introduction à Satellite de la SAT |
En travaillant avec Mozilla Hubs, la tendance est donc à l'expérimentation, au prototypage, au bricolage assumé : les textures trop complexes ralentissent l'expérience de visite, les mondes trop lourds mettent plusieurs minutes à se charger en ligne... Alors on allège, on tronque, on abrège, on filoute un peu pour ne pas perdre de vue l'objectif principal de la réalité virtuelle sociale : être ensemble.
Visite du SecondLab lors de l'événement public numériQc 2023 |
Dans Remède à la solastalgie, Raphaël Gouisset est seul sur scène. Pourtant, il nous emmène de rencontre en rencontre, à travers des portraits de personnes qu'il a enregistrées pendant la phase de conception du spectacle. On retrouve les échanges en intégralité dans une série de podcasts intitulée Les rencontres solastalgiques, et ce sont ces regards croisés qui font avancer le propos sur scène.
En voiture (virtuelle) avec Agathe |
Dans la vie réelle (des métavers), c'est aussi l'aspect social qui va prendre le dessus. Car si Mozilla sacrifie son service, Hubs ne va pas disparaître avec lui. Dès l'annonce de la fermeture, l'équipe promet (et réalise) un outil de téléchargement des données de Mozilla Hubs, permettant - avec un peu d'huile de coude - de faire migrer ses mondes virtuels vers une version maintenue par la communauté, Community Edition.
Téléchargement des données en cours... |
Quelques semaines plus tard, coup de théâtre : voici venir la Hubs Foundation, une structure portée par la communauté des membres de Hubs, pour maintenir l'outil dans les années à venir ! Les contributeurs, sur-motivés, se rallient sous le mot-dièse #LongLiveHubs et sous une bannière-slogan qui sonne comme un engagement moral : We'll take it from here - Nous prenons le relais. Mozilla Hubs l'avait appelé de ses vœux en nous tendant la main :
The project’s commitment to open source and focus on self-hosted versions of Hubs mean that no one entity can determine Hubs' future; only this community can do that.
Ce retournement de situation prouve une fois encore l'importance du partage de la connaissance et de la gouvernance, leçon donnée par un acteur des métavers que le cabinet de conseil Wavestone ne faisait même pas apparaître dans son radar 2022.
Alors que d'autres plateformes, comme AltspaceVR de Microsoft, ont définitivement fermé leurs portes (depuis un an, déjà !) sans aucune transmission à la communauté, qui a migré vers d'autres horizons virtuels sans attendre l'arrivée d'une nouvelle proposition, l'annonce de Hubs Foundation résonne comme une victoire pour les communs. Alors :
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