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Trois petits choix

Entendez-vous cette petite musique lancinante qui compose la trame de fond de nos conversations numériques ? C'est le babillage des machines qui apprennent notre langage.

Mon activité sur Facebook est quasi-inexistante. Je ne lis jamais mes notifications et ne consulte pas davantage mes nouvelles demandes d'amis. Déso pas déso. Parfois, je me connecte sur Messenger pour vérifier la bonne santé de mon chatbot. J'utilise aussi un groupe privé pour transférer mes photos depuis le casque Oculus Quest. C'est tout. 

Mais chaque année, mon profil Facebook recense un pic d'activité : c'est le jour de mon anniversaire. Je reçois alors de nombreux messages auxquels je ne réponds pas - ou bien plusieurs semaines plus tard, lorsque je me connecte par hasard. Ce n'est pas un manque d'intérêt, et ces messages me font plaisir. Pas la peine de masquer la date à mes amis ou d'en indiquer une fausse. De toutes façons, peu importe que je réagisse ou non, les mêmes amis me souhaiteront à nouveau un joyeux anniversaire l'année suivante.

 


La notification d'anniversaire fait partie des fonctionnalités pratiques de Facebook, à l'instar des rappels d'événements. Petit à petit, au fil des années, Facebook a affiché de manière plus évidente sa volonté de structurer notre mémoire en nous rappelant régulièrement des souvenirs, bons ou mauvais, jusqu'à nous contraindre à paramétrer nous-mêmes les périodes pour lesquelles nous ne voulons pas voir le réseau social intercéder - ce qui est distinct du fait d'oublier ces périodes.

 

 

De telles fonctionnalités peuvent nous agacer, mais pas nous surprendre. Depuis sa création, Facebook s'est élevé sur un nouveau modèle de relations sociales, qualifié par des votes, des posts, des likes. « Être ami » sur Facebook a une signification particulière. L'option « Souvenirs » n'est après tout qu'une nouvelle palette d'outils au service d'une amitié :

L'une des meilleures choses à propos de Facebook est qu'il vous permet de vous rester en contact avec vos amis et de célébrer la merveilleuse amitié qui vous unit.

D'autres réseaux sociaux ont suivi le mouvement. Proche de Facebook dans son lexique lié à l'amitié, Snapchat a poussé la mécanique à l'extrême avec les flammes : considérées comme des « indices d'amitié », les flammes apparaissent lors d'un échange fréquent sur plusieurs jours. 

Des snaps envoyés fréquemment augmentent les flammes et permettent de les maintenir. Une bonne utilisation est requise pour éviter les conséquences sociales.
- C'est la conclusion de cet article de Tiwzen

Pour maintenir la flamme et augmenter son score, il faut « consommer » l'application, c'est-à-dire créer du contenu. 

 


 

Sur Snapchat, on s'exprime même si l'on n'a rien à dire. Sur Facebook, on scrute le mur des autres en cachette et on barbote ensemble dans une mélasse de bons souvenirs.

Ces usages n'ont rien de nouveau : ils ont déjà été observés avec les SMS, comme le rappelle Yosra Ghliss, spécialiste d’analyse des discours numériques, dans cet épisode du podcast Parler comme jamais

Conçus à l'origine pour échanger des messages importants et utiles, les SMS sont devenus un moyen de garder le contact avec autrui, c'est-à-dire d'entretenir une fonction phatique :

Il s’agit de vérifier que le canal de communication entre les interlocuteurs n’est pas rompu. 

Les linguistes comme Yosra Ghliss étudient la manière dont les outils numériques interviennent comme médiateurs dans notre façon de communiquer avec autrui. On parle de « discours électronique médié (DEM) » dans le sens où les contraintes liées à ces outils (nombre de caractères limité, possibilité d'utiliser des formes visuelles comme des emojis, GIF, etc.) vont impacter notre langage.

Dans l'article Pas peur de la page blanche, j'avais perçu l'influence d'un réseau social sur notre « manière de parler ». En littérature, certains auteurs vont volontairement accentuer les conditions de lisibilité d'un texte numérique pour nous faire réfléchir sur son dispositif technique.  

 


Pour sa thèse, Yosra Ghliss s'est intéressée en particulier à WhatsApp - une application qui m'avait interpellée lors d'un séjour au Brésil en 2017. Elle montre : 

[...] comment les locuteurs et locutrices renouvellent sans cesse les formes d’expression des émotions et comment ils et elles composent avec les affordances numériques du système. 

Qu'est-ce que l'affordance ? C'est la manière dont un outil va nous suggérer un comportement : par exemple écrire un message sur le mur Facebook d'une personne dont l'anniversaire m'est notifié. 

Je m'étonnais récemment de la récurrence d'appréciation de ma ponctualité sur mon profil BlaBlaCar... jusqu'à m'apercevoir qu'il s'agit d'une affordance de l'application. Au moment de laisser un avis à un conducteur ou un passager, BlaBlaCar donne des orientations de contenu, où la ponctualité tient la première place : 

 

 

La mention « je recommande » revient aussi très fréquemment. Dans ce contexte, l'outil numérique nous incite à normer notre langage afin qu'il corresponde à une grille d'évaluation utile à la communauté d'usagers. 

Et si les « machines » n'influençaient pas seulement ma manière de parler, mais aussi le contenu de mon discours, voire mon comportement ?

Nicolas Guadagno s'est posé la question dans Total Vocal, une fiction sonore à écouter sur Arte Radio. Dans l'épisode 9, un distributeur automatique harcèle son client pour qu'il ajoute des cornichons dans son sandwich. Le client, dont on n'entendra jamais la voix, finit par accepter en appuyant sur le bouton correspondant, et provoque finalement l'erreur de la commande. 

 


Je ressens une émotion assez similaire à l'amateur de sandwich lorsque Gmail me propose de répondre à un mail en cliquant sur un bouton. Cette fonctionnalité, apparue en 2015, s'appelle Smart Reply. Elle consiste à proposer 3 choix de réponse, en se basant sur l'analyse de la conversation. 

 


Les médias, à l'époque, s'enthousiasment et décrivent Gmail / Google comme un personnage « si intelligent » qu'il « répond aux e-mails pour vous ». Une forme de secrétaire omniscient.

Pourtant, le système ne semble pas tout à fait au point. De nombreux utilisateurs déplorent l'univocité des réponses proposées. 

 


J'ai expérimenté la même situation à de nombreuses reprises, par exemple en réponse à ce SMS (Smart Reply s'est étendu à la messagerie dès 2016 avec Allo) qui ne me laisse d'autre option que d'être là, moi aussi

 


Dans la page de présentation officielle du projet, publiée le 3 novembre 2015 sur Google AI Blog, les créateurs affirment pourtant avoir réglé le problème des réponses différenciées : 

 

 

Le choix du chiffre 3 permettrait, en théorie, de couvrir tous les cas de figure possibles. Dans cet article, Matt Shelar s'extasie sur le potentiel de Smart Reply : les réponses s'affineraient au fur et à mesure de l'utilisation afin de coller au plus proche de notre manière de parler - c'est interpréter à l'envers les leçons tirées des linguistes du DEM. Mais surtout, Smart Reply nous permettrait de nous décharger d'une lourde charge mentale insoupçonnée, liée à la prise de décision :

[...] with Gmail Smart Reply, you read that email without having to formulate a new thought.

Ce principe d'économie de notre charge cognitive va construire sa légende en s'appuyant sur des personnages à succès qui ont restreint leur champ de décision, par exemple au niveau vestimentaire (Steve Jobs porterait la même tenue tous les jours) ou alimentaire (Tim Ferris se régalerait du même petit-déjeuner chaque matin). 

D'après la légende, Barack Obama limiterait ses réponses aux mails de basse priorité à trois options : Agree, Disagree ou Discuss. On retrouve bien la règle de trois du Google Smart Reply. 

Le problème, c'est que Gmail ne sait pas traiter l'importance de notre correspondance numérique. 

Si l'on accepte volontiers l'aide d'une IA pour corriger nos fautes en anglais ou répondre aux commentaires sur un document partagé, on supporte mal l'intrusion de Google dans nos échanges, a fortiori professionnels. 

Des journalistes comme James Vincent (pour The Verge) ou Mark Wilson (pour Fast Company) raillent les coups de butoir de Google pour remplacer une pensée humaine par de fades platitudes

 

Illustration : Delcan & Co.

Après avoir cédé une partie de sa personnalité à un algorithme via Smart Reply, Mark Wilson s'amuse de la nouvelle fonctionnalité Smart Compose, qui complète automatiquement les phrases saisies dans un mail. 

 

 

Sur Twitter, on s'amuse (moi y compris) du ton décalé des réponses suggérées par Gmail, entre sarcasme et emphase poussive. 

 

 

 

Mais parfois, le ton change côté humain : les personnes qui utilisent Smart Reply se sentent salis (« dirty »), robotisés, grossiers (« gross »), effrayés (« it freaks me out »). 

 

 

C'est la justesse des réponses qui semble provoquer le plus de confusion. Tant que les suggestions sont décalées, ridicules, inexploitables, elles nous rassurent dans notre relation à la machine. Si les suggestions commencent à intégrer nos doutes, nos mensonges, alors elles questionnent l'emprise de l'IA sur notre correspondance, notre langage, nos relations sociales. A défaut d'une réglementation et d'une pensée sur l'éthique robotique, on maintiendra une distance de sécurité avec ces machines qui pourraient bien affecter nos choix

Avec Smart Reply, Google cherche à artificialiser la fonction phatique du langage, qui est proprement humaine. 

On ne demande pas à son assistant vocal s'il va bien aujourd'hui, ou alors pour vérifier qu'il fonctionne et qu'il est connecté au WiFi. De la même manière, Google Home ne m'interrompt jamais volontairement lors d'une réunion en télétravail pour s'assurer de ma présence ou me rappeler la sienne. 

Comment lutter contre l'affordance ? Peut-on éviter de réagir selon un comportement attendu par les concepteurs d'un service numérique ? 

Pour Smart Reply, je n'ai trouvé que des solutions de personnalisation, par exemple avec ces templates de Briskine. Au lieu d’utiliser une suggestion de Google, je codifie mon propre langage : un pas de plus est franchi dans l'automatisation de la platitude.

 


En élargissant mes recherches à l'ensemble de la galaxie Google, je découvre enfin (!) des usages de hacking qui dépassent toutes mes attentes. Il existe une foule de gens créatifs qui détournent des Google Forms pour en faire des escape game, qui aménagent des Google Sheets en scène de théâtre ou qui se donnent rendez-vous entre deux onglets pour une fête improvisée. Ouf, la pensée humaine est sauve !

 





 

Trêve de plaisanteries. La complétion automatique et la suggestion de réponse pourraient-elles être utiles à d'autres, par exemple des personnes qui ont des difficultés à s'exprimer ? C'est ce que croit Google en développant Look to Speak, un dispositif de tracking visuel qui permet à quelqu'un de composer une phrase avec le regard : 

 


L'intention est honorable, et l'idée excellente, mais comment croire que Sarah Ezekiel, après avoir éprouvé la technologie, ne se sentira pas comme tout le monde face à ce discours électroniquement médié, lasse et abasourdie devant 3 options : gauche, droite et haut. 

Pour que les acteurs numériques puissent véritablement oeuvrer pour le bien commun, il faudra sûrement laisser de côté quelques objectifs d'optimisation, et nous laisser danser sur un autre air qu'une valse à trois temps.

Commentaires

  1. En réponse à la question " Peut-on éviter de réagir selon un comportement attendu par les concepteurs d'un service numérique ? ", je dirais absolument OUI !
    Pour le simple fait que la vieille méthode ( manuelle ) permet non seulement d'éviter les actions involontaires et insérer les formules de politesse dans une conversation.
    Tout service numérique a son utilité qui dépend de la préférence de l'utilisateur.

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  2. J'ai apprécié le contenu de ce blog !

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