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Aujourd'hui, dans cette île

Une petite histoire de sérendipité autour de L'invention de Morel, chef-d’œuvre de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares et dont son ami Jorge Luis Borges qualifia la trame de « parfaite ».

Crédits image CC BY 2.0 : Mother's Day Morel par GollyGforce


L'invention de Morel n'a pas grand-chose à voir avec un quelconque champignon, qu'on l'appelle morel ou morille. Dans le roman pourtant, le narrateur mâche quelques racines, qu'il soupçonnera de lui causer des hallucinations, et c'est bien ce réseau rhizomique qui m'intéresse ici. Ma rencontre avec l’œuvre d'Adolfo Bioy Casares s'est produite par hasard, comme on tombe en forêt sur un champignon, puis deux, trois, dix... jusqu'à ne plus avoir suffisamment de place dans son panier pour tous les ramasser. 

 


 

Tout commence avec un jeu vidéo : The Under presents, de Tender Claws. Installé au hasard dans une frénésie de démos gratuites, l'univers de cette salle de spectacle perdue au milieu des dunes me fascine immédiatement

 


Dès l'introduction du jeu, une boucle temporelle est lancée : pour déverrouiller l'accès aux scènes suivantes, il faut collaborer avec plusieurs versions de soi-même (à partir de 6'10" environ dans la vidéo ci-dessous).

 


Ce trouble entre présence actuelle et présence enregistrée (toutes deux réelles) est un fil rouge de The Under presents. On peut remonter le temps, rejouer des scènes pré-enregistrées, changer le cours des choses parfois, si l'on trouve le bon interstice. 

 


 

En faisant des recherches sur ce puzzle game, je découvre que les créateurs de The Under presents se sont inspirés d'un roman

It was inspired by the novel The Invention of Morel where the protagonist engages with a looping recording he considers alive. How does his projection of who is alive change his behavior? We are interested in playing with the feeling of interacting with both pre-recorded and live characters, as well as other players and past recorded versions of themselves.

- Samantha Gorman, dans cet article de Forbes

 

J'ouvre immédiatement le catalogue en ligne des médiathèques de Bron, où je travaille comme responsable du pôle Programmation Culturelle. Le bouquin en question date de 1940, sa première traduction française de 1952, il est peu probable que... Bingo ! L'invention de Morel est disponible en réserve, sous la cote R BIO. La réserve se trouve dans le couloir à côté de mon bureau. 

 

 

Je plonge dans ce roman magnétique, qui s'ouvre avec cette phrase devenue (je l'apprendrais plus tard) classique :

Aujourd'hui, dans cette île, s'est produit un miracle.

 

Le récit se déroule en intégralité sur une île qu'on ne quittera jamais, une île qui évoque celle du docteur Moreau mais aussi la Polynésie actuelle. En effet, le narrateur croit avoir échoué sur les îles Ellice, ancien nom de l'archipel de Tuvalu, situé dans l'océan Pacifique Sud.

 


Aucun rapport avec The Island, cette plage paradisiaque du jeu The Under presents, où l'on se réveille à chaque fois que l'on mange un aliment empoisonné

 


Laissons là ces îles, pour l'instant. 

Marquée par le roman d'Adolfo Bioy Casares, j'en parle autour de moi et découvre que certaines scènes très singulières, comme celle où le narrateur suit jusqu'à sa chambre une jeune femme (Faustine) qui semble ne pas le voir, évoquent des souvenirs d'un téléfilm diffusé sur les chaînes françaises dans les années 1960-70. 

 

 

Cette fois, le catalogue des médiathèques de Bron s'avoue vaincu... mais pas celui des bibliothèques municipales de Lyon ! Le film date de 1967, il a été réédité par l'INA en 2012. Le signe d'un chef d’œuvre ? Il s'agit en tous cas d'un des tout premiers films de télévision tournés et diffusés en couleur. La cote est F BON FANTASTIQUE :

La jaquette du DVD, très graphique, était le signe avant-coureur de la trouvaille suivante. En me rendant en bibliothèque, je feuillette un flyer du Printemps du numérique, temps fort de la métropole lyonnaise sur un thème au croisement du numérique, des arts, de la littérature et des sciences. 

Cette année 2021, le thème choisi est : utopies numériques. Je parcours le programme. Dans les « coups de cœur » BD & mangas, parmi d'autres archipels utopiques, un album de Jean-Pierre Mourey me saute aux yeux.

 


Le film était déjà une réussite, la BD m'enchante tout autant. On y retrouve plus fidèlement l'ambiance du roman. Jean-Pierre Mourey répète ses gammes, il décline le thème, enchaîne les variations. Les dernières pages de l'album, où il explicite en partie son travail, nous invitent à reprendre du début pour découvrir des énigmes cachées. C'est un puzzle, comme The Under presents

 



 

Dans la bibliothèque du musée explorée par le narrateur, Jean-Pierre Mourey introduit des références qui lui sont propres, mais conserve également celles d'Adolfo Bioy Casares, comme ce Moulin Perse de Bélidor dont j'ignore s'il existe réellement (le livre, pas l'auteur). Car Bernard Forest de Bélidor a bel et bien existé, il est même à l'origine du terme « sinusoïde ». 

Un signal sinusoïdal est un signal continu (onde) dont l’amplitude, observée à un endroit précis, est une fonction sinusoïdale du temps.


Jeu vidéo, littérature, film, bande dessinée... Que manque-t-il à notre tour de l'île des arts ? Une peinture ? Un poème ? Par exemple Sudden Light, du peintre et poète Dante Gabriel Rossetti, cité en introduction de la BD de Mourey ? 

I have been here before,
But when or how I cannot tell


Mon panier commence à être bien rempli, et je me rends compte que L'Invention de Morel peut m'emmener encore très loin dans la forêt : le roman a inspiré de nombreux artistes, dans tous les domaines et de toutes les générations. Il est le territoire de recherche de workshops de scénographie et d'expositions collectives

 



On dirait que chacun veut se revendiquer du roman argentin. D'après un journaliste de Canard PC, des jeux à l'univers aussi différents que Tacoma ou Dear Esther font partie des héritiers d'Adolfo Bioy Casares.

[...] on retrouve l’influence de L’Invention de Morel dans les walking simulators et autres jeux qui reposent sur la narration environnementale. 

 



C'est le rapport aux fantômes, ou plus précisément aux images, qui marque le plus l'imaginaire collectif. Selon Thierry Dufrêne :

Nous voyons les images s’animer sous nos yeux et elles suscitent notre adhésion, mieux : notre croyance. Les simulacres nous hantent et nous finissons par vouloir partager leur vie fascinante.


Le terme de « simulacre » m'évoque un autre jeu vidéo, adapté lui aussi d'un roman : c'est Californium, produit par Arte et adapté de l’œuvre de l'auteur SF Philip K. Dick - dont Simulacres est d'ailleurs le titre d'un de ses romans, publié en 1964. 

 


 

Sur la page À Propos du projet, les auteurs évoquent « une lettre d'amour » à Philip K. Dick - à l'image de celle que le narrateur d'Adolfo Bioy Casares pourrait écrire à Faustine, cette femme mystérieuse dont il tente désespérément de capter l'attention. 



Plus troublante encore, cette phrase ambiguë sur la présence persistante de Philip K. Dick dans la pop culture d'aujourd'hui : 

Mort depuis 30 ans, l'écrivain américain de science-fiction est plus vivant que jamais dans notre monde quotidien.


Ne pas laisser partir les morts, c'est bien la pulsion lancinante de L'Invention de Morel. Dans un entretien (cité ici), Bioy explique que le prénom de Faustine est un hommage à celle du livre Contrerimes de Paul-Jean Toulet. 

Si vivre est un devoir, quand je l’aurai bâclé,
Que mon linceul au moins me serve de mystère.
Il faut savoir mourir, Faustine, et puis se taire.


Mais d'après d'autres sources, le roman aurait été écrit « au moins partiellement en réaction à la disparition de la carrière cinématographique de Louise Brooks », star du cinéma muet. Muet, comme dans le jeu d'origine de cette balade dans les bois : The Under presents ? 

 


 

Pour poursuivre la cueillette, je pourrais me tourner vers Jean Baudrillard, qui écrivit Simulacres et simulation... histoire d'élever quelques pilotis robustes dans ces marécages parcourus au hasard. D'autant que le philosophe reprend à son compte une métaphore de Jorge Luis Borges : 

[...] des cartographes créent une carte si précise qu’elle aboutit à recouvrir très exactement le territoire.


C'est aussi d'un guide dont j'aurais besoin dans ce rhizome qui semble ne jamais finir. Parmi toutes les allusions et références présentes dans L'Invention de Morel et développées par ses descendants, je ne sais dans quelle direction me tourner ensuite : vers Resnais ou vers Bob Morane ? Vers Tea for Two ou vers le héros folklorique japonais Tsutomu Sakuma ?

Même si j'adore les cartes, je vais peut-être me laisser dériver quelques temps encore au gré des courants fortuits qui m'éloignent ou me rapprochent du territoire d'Adolfo Bioy Casares. Après tout, Sérendip était une île, elle aussi. 

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