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Pour une documentation de la compassion

Je voudrais avancer l'hypothèse d'un facteur humain intervenant dans une interaction homme / machine, et qui s'appellerait la compassion. Cette hypothèse expliquerait pourquoi, en dépit de la plus mauvaise interface qui puisse exister, un utilisateur parviendra toujours à ses fins, à condition qu'il soit en contact direct avec le créateur du dispositif.


Cet article est d'abord été pensé en réaction à celui de Kevin Vennitti, intitulé : Etude de cas UX, du templating à la documentation technique. Les titres de mes parties sont des citations directes.

Comme Kevin, j'ai travaillé sur le projet Ludomuse : un moteur open-source partagé à terme entre plusieurs musées et dont la singularité technique repose sur la connexion en WiFi direct de deux appareils mobiles qui permet de jouer en binôme.

Pour en savoir plus sur Ludomuse, lire cet article sur le site d'Erasme

Canaliser davantage la patience de l'utilisateur

En intervenant au musée Cernuschi à Paris puis au château des ducs de Bretagne à Nantes, j'ai été frappée par la bonne volonté avec laquelle les expérimentateurs de l'application Ludomuse se sont prêtés au jeu. Plus que cela : ils voulaient que ça marche ! 

A cette étape de conception, comme le note Kevin : 
aucune structuration de l'information récurrente ne permet de poser une grille de lecture ni de guider l'utilisateur dans sa compréhension des contenus.
C'est compter sans l'intervention des médiateurs de musée que leur passion conjointe pour les collections et pour les visiteurs a fréquemment amené à intervenir - et tant pis pour l'objectivité de la grille d'observation !

Cet encadrement de l'équipe d'évaluation a permis à chaque visiteur d'aller au bout de l'étape de test, malgré toutes les difficultés imaginables dans ce genre de première expérimentation.



Un fait technique que l'utilisateur n'a pas à maîtriser

L'une de ces difficultés était l'instabilité de la connexion en WiFi direct sur certains appareils ; en effet, plusieurs modèles différents ont volontairement été testés afin d'écarter les moins fiables.

Certains appareils mobiles (Smartphones ou tablettes) se sont donc souvent déconnectés, c'est vrai. N'ayant aucune option prévue pour reprendre le jeu à l'écran du bug, nous avons plusieurs fois recommencé toute la démarche d'identification, de choix du genre, de connexion, etc.

Que s'est-il passé ? Au bout de la deuxième ou troisième tentative de re-connexion, les visiteurs ont naturellement pris en charge l'opération d'appairage - sans difficulté particulière me semble-t-il. Certes, il était toujours désagréable de voir un jeu stopper net, mais les visiteurs ont surmonté le bug technique pour poursuivre leurs interactions.



Eviter toute frustration de l'utilisateur en lui indiquant comment se comporter dans le musée

Au terme des entretiens avec les visiteurs, je n'ai souvenir d'aucune manifestation de frustration de leur part, en termes de technique, de graphisme ou de facilité à prendre l'application en main. C'est sur la facilité ou la difficulté des jeux que nous avons en réalité passé le plus de temps à discuter. 

Lacune d'éducation à l'ergonomie qui empêcherait la prise de recul ? Réticence à faire une critique en face d'une personne faisant partie du dispositif ? Ou bien réelle satisfaction d'avoir participé à quelque chose ? 

Je dis "quelque chose" car il me semble que le véritable intérêt, la motivation la plus profonde n'est pas encore clairement définie dans l'expérience de visite d'un musée. 

Je pense au prototype Pythix conçu par une équipe de Museomix 2015 à Guéret. Les visiteurs du musée, manquant de clés de compréhension pour décrypter les objets d'une salle, se pressent pour interroger l'Oracle... qui, en quelque sorte, les renvoie à leur propre faculté de déduction et d'appréciation. Le musée zéro médiation est-il souhaitable ? 




Des entités, des objets structurés

Le travail de Kevin aboutit à la rationalisation des écrans, donc à l'uniformisation du système de lecture de l'information, en référence à une grille de culture commune.

Il me semble intéressant de relier, à ce stade, la réflexion de chercheurs en sciences cognitives comme Anne Treisman qui écrivait dès 1980 dans "A feature integration theory of attention" : 
la vision forme aux premiers niveaux d'analyse parallèle des cartes de traits fonctionnels [...] Une fois que les traits sont assemblés [en focalisant successivement son attention sur chaque position], on peut comparer leur conjonction aux souvenirs des objets familiers
Oui, la ressemblance d'un bouton à un bouton existant va favoriser l'étude d'une interface en accélérant son analyse.

Mais aussi :
Si les traits de l'objet changent, l'information dans le dossier [d'objet] est mise à jour [...] Ces représentation temporaires [...] sont la base de notre expérience consciente. Ce sont nos fenêtres subjectives qui ouvrent sur l'esprit ! 

Proposition de Kevin pour Ludomuse
Warja Lavater, Le Petit Chaperon Rouge

J'insisterai pour finir sur la notion de temporaire. En vertu du facteur humain, qui distingue chaque sensibilité d'une autre, je me pose la question suivante : est-il possible de documenter exhaustivement autre chose qu'une procédure technique ? Comment ouvrir, de l'extérieur, cette fenêtre subjective qui ouvre sur l'esprit de son auteur ? Peut-on faire l'archéologie consciente d'une démarche de création ? 


Commentaires

  1. Kévin Vennitti :

    Merci pour la réaction, riche d'un nouveau point de vue et de références !

    Concernant la conclusion de l’article, je m’intéresse à la question du réfléchissement de sa propre pratique du design via un instrument numérique dans mon mémoire de recherche actuellement en cours d’écriture. J’approfondis les composantes singulières de la pratique pour définir lesquelles expliciter dans une documentation servant d'abord au designer (instrumenter la posture réflexive dans l'action et sur l'action). Les expérimentations associées à ce mémoire s'intéresseront à la question de la publication de ce réfléchissement, et de sa forme interprétée par le designer.

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    Réponses
    1. Je viens de lire ce cartel dans l'exposition "Le comte des nuages" du Quai Branly, qui s'intègre parfaitement à cette discussion :

      "Dans le même temps qu'il achète nombre d'instruments et dispositifs d'observation, de mesure et d'analyse, Masanao Abe en fabrique de sa propre main selon les objectifs de ses recherches. Qu'il s'agisse de pièces achetées ou bien fabriquées par lui-même, le travail de Abe consistait également à les photographier sur des plaques de verre grand format à des fins documentaires. En effet, il devait parfois illustrer ses articles spécialisés et ses écrits au moyen de planches figurant les instruments utilisés et les dispositifs inventés."

      Concernant ta réflexion en cours, sais-tu déjà quels critères te permettent de distinguer les composantes du design de ta propre pratique / expérience / sensibilité ?

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    2. Ma considération du design définit le design comme une pratique. Si personne ne pratique, alors il n'y a pas de design. Selon moi, "designer" est un verbe signifiant simplement "questionner, réfléchir sur, trouver des solutions à" : toute définition plus précise réduirait le champ du design. Ainsi, tout le monde est designer : nous avons tous trouvé des solutions à des problèmes parfois simples dans des situations données. Dans ce cas, puisqu'il faut l'appliquer à une réalité, le designer est celui qui a davantage d'expérience et d'habilités, celui qui arrive à prendre en compte davantage de paramètres et à réfléchir de manière plus pertinente. C'est aussi celui qui arrive à révéler le sens, à se remettre en question, à comprendre et intégrer les intérêts selon une philosophie propre ou exigée.

      Pour répondre donc à ta question, je distingue par récurrence statistique les composantes de la pratique, à savoir dans ma recherche les inscriptions intentionnelles de connaissances et les traces de l'activité. Bien sûr, ce ne sont que deux typologies, certes courantes mais limitant la portée d'un tel instrument : c'est aussi en cela que le design n'a ni procédure, ni structure, ni définition. Selon moi, le design est une posture, et tout ce qui est convoqué au cours (et même en dehors) de l'activité est composante de la pratique du designer (le vécu, le ressenti, l'être au même titre que les productions, les réflexions, les échanges…).

      Par conséquent, pour ma recherche, je focalise sur inscriptions et traces afin de cibler l'instrument et de qualifier sa pertinence en l'absence constatée d'éléments singuliers difficiles à collecter et à représenter.

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    3. Le design serait donc une pratique efficace, dans le sens où elle permet d'arriver à une "solution" ?

      Mais que faire d'un mauvais design, d'un design qui ne trouve pas vraiment de solution au problème ; est-ce qu'il existe ?
      "Un concept peut donner lieu à une discipline, qui, elle, donne lieu à des pratiques, puis des méthodologies. Mais pour identifier une bonne pratique il faut déjà repérer les mauvaises pratiques, spécialement autour d’une discipline nouvelle, peu observée, peu mal analysée." C'est un extrait d'une page web de Transmédia Ready, la suite est à lire ici : http://transmediaready.com/concept-indefinissable/

      J'y trouve beaucoup de parallèles avec ta définition du design, en premier lieu l'idée qu'il n'y aurait pas vraiment de définition - et aussi l'idée d'une pratique ouverte à tous, y compris non spécialistes (mais si je comprends bien, les spécialistes sont ceux qui y passent du temps, qui sont plus "efficaces").
      Quand on lit par exemple cet extrait : "Il n’y a pas de règles pour la création transmédia, chacun est libre de créer et coopérer, car il s’agit avant tout d’une discipline."

      Et d'ailleurs le transmédia essaie lui aussi de suivre ses traces, via des outils comme Flamefy https://flamefy.com/ sur des mesures d'audience, mais que faut-il analyser : le quantitatif ? le qualitatif ? l'engagement ? Éternelles questions que j'attribuerai à une sorte d'idéal.

      Donc être designer, ce serait peut-être une manière de nommer un ensemble de compétences spécifiques (dont l'envie de solutionner serait la première) ? Et un transmédia storyteller, ou un auteur de Bible transmédia, remplacerait cette compétence par une envie de raconter ?

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    4. Je ne sais pas si le design est systématiquement efficace et orienté vers une solution. Une démarche design peut requestionner le contexte posé et redéfinir le champ d'étude plutôt que de répondre par des hypothèses de solution au contexte donné. En ce sens, le design n'est pas une pratique définie, son issue n'est pas prévisible et son intérêt est propre à chaque démarche (centré autour de l'utilisateur, centré autour d'enjeux, etc).

      Par conséquent, un "mauvais design" (que je reformule volontiers en une "mauvaise démarche design") peut être une interprétation : une hypothèse de solution peut sembler "mauvaise" par rapport à un contexte, mais tout à fait adéquate par rapport à un autre. Aussi, le "mauvais design" qui ne trouve pas de solution à un problème peut être soumis à des contraintes : économique, culturelle, sociale, temporelle. Ainsi, une intention que l'on peut qualifier de "bon design" peut voir sa concrétisation réduite voire ratée. Mais la qualification du bon et du mauvais design est délicate.

      En réaction à ton propos, le design n'a pas de définition en effet. Étant un processus s'ajustant et se réactualisant, le design, s'il était défini, ne serait donc plus "élastique" et ne correspondrait pas, en fait, à sa propre définition. Les bonnes et mauvaises pratiques ne me semblent pas évidentes à expliciter : des mauvaises pratiques ont sans doute la possibilité de faire émerger de bonnes idées, ou d'être un apport créatif. Les bonnes pratiques, si elles sont utilisées exclusivement, peuvent contraindre la démarche et la portée de la réflexion. Encore une fois, rien n'est systématique.

      Être designer une manière de nommer un ensemble de compétences spécifiques : en plus des compétences, j'insisterai sur les habilités, les facultés à réfléchir plutôt que les compétences concrètes et techniques (utilisation d'outils). Pour moi, un designer cultive et sollicite ses habilités cognitives, s'améliore et améliore sa manière de pratiquer (réflexivité). Ses compétences techniques de production sont un "bonus" aujourd'hui courant chez les designers (d'où les divers champs du design : motion design, design de produits, webdesigner…).

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