Alors que 2022 s'achève sur une indigestion collective d'intelligence artificielle, le traditionnel bilan de fin d'année m'amène à considérer une sente à peine dessinée : le démantèlement de la pensée-machine.
L'annĂ©e 2022 aura mis l'IA (intelligence artificielle) Ă l'honneur dans le champ crĂ©atif, avec des solutions aussi diverses et similaires que Dall-E, MidJourney, StableDiffusion, Point-E, ChatGPT… Si ces nouveaux outils de crĂ©ation m'ont amusĂ©e, par exemple pour produire des illustrations manquantes Ă des articles, j'ai Ă©tĂ© assez stupĂ©faite de la rĂ©action des professionnels du secteur technologique, amplifiĂ©e par les mĂ©dias, et de leur propension Ă s'extasier d'une performance de compilation de donnĂ©es, si vaste et poussĂ©e soit-elle.
Aujourd'hui, ces prouesses de réponses immédiates, qu'elles apparaissent sous forme textuelle ou visuelle, ne me semblent pas devoir provoquer en nous une quelconque crise de foi dans la créativité humaine. En revanche, elles traduisent sûrement l'enlisement de notre culture dans une relation de domination à autrui (oserais-je dire coloniale). La relation que nous entretenons avec la machine est celle d'un maître (qui demande) à un subalterne (qui exécute). Le bot adopte invariablement une attitude de soumission vis-à -vis de l'humain. Pour communiquer avec lui, on utilise le format de la requête, traduit par le prompt-to (to image, to text...) : ce prompt fait référence à des principes de vitesse et d'accélération, d'injonction, au mieux de mise en scène en tant que réplique de théâtre.
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Traduction de prompt sur le site Linguee |
C'est en quelque sorte l'histoire de notre civilisation occidentale, qui croit à la flèche du progrès, au salut par la production intensive, à la relation de cause à effet (prompt to), et que retrace François Jarrige dans son livre Techno-critiques : du refus des machines à la contestation des technosciences.
Avant l'avènement du monde industriel, le changement technique n'Ă©tait pas considĂ©rĂ© comme un facteur essentiel de changement social. De nombreuses sociĂ©tĂ©s ont ainsi choisi de « ne pas faire » et de conditionner l'utilisation des techniques Ă des fins morales, religieuses ou culturelles plutĂ´t que de penser Ă la technique uniquement dans le langage du progrès et de l'accroissement de puissance.
La lecture de ce premier chapitre est édifiante ; elle nous montre comment a été construit tout un discours autour de l'innovation associée au progrès - et à la recherche de productivité. Cette quête perpétuelle d'amélioration nous amène à penser le temps comme une flèche linéaire, héritière de Chronos, en laissant sur le côté d'autres perceptions du temps comme celles découlant du Kairos (saisir l'opportunité, attendre le bon moment) ou Aiôn (le cycle, la ronde des saisons).
Plutôt que d'abdiquer devant l'avenir qui se construit à marche forcée, avec ses prophètes futuristes, ne pourrions-nous pas nous considérer enfin libres de creuser des sillons oubliés en renonçant aux trajectoires qui conduisent si manifestement à des impasses ?
Alors que des auteurs visionnaires de science-fiction nous alertent depuis des décennies sur les dangers de cette course en avant, il semble que l'horizon de notre imaginaire est aujourd'hui encombré par les câbles des machines : ce sont ces mêmes câbles qui nous relient d'un continent à l'autre par voie sous-marine, et ce sont nos choix technologiques d'hier et d'aujourd'hui qui pavent la route de notre futur collectif.
Il y aura probablement un « avant » et un « après » ChatGPT dans notre perception culturelle, et pourtant j'ai du mal Ă m'empĂŞcher de penser que notre attirance-rĂ©pulsion envers l'intelligence artificielle n'est pas cousine avec ces petites histoires qu'on se raconte la nuit pour se faire peur, un conte d'horreur qui nous fait courir juste ce qu'il faut de frissons dans le dos. Laissons les IA se parler entre elles, tout en gardant un Ĺ“il vigilant sur le contenu de leurs conversations et la manière dont elles pourraient transformer notre langage.
En reconsidérant les douze derniers mois de mon activité professionnelle, je remarque qu'un travail de démantèlement de la machine s'est mis en place de manière discrète, mais marquante. Plus précisément, je dirais que les souvenirs les plus forts qui ponctuent 2022 sont directement liées à des dispositifs de déconstruction, souvent activés dans un contexte collectif.
Chronologiquement, le premier marqueur est le sit spot (littĂ©ralement « un lieu oĂą s’asseoir »). Cette pratique de reconnexion Ă la nature m'a Ă©tĂ© rapportĂ©e par ma collègue Irene Alvarez, directrice des programmes au CREA Mont-Blanc et accompagnatrice en montagne avec Immersion Montagne.
Le principe est si simple qu'il en est suspect : choisir un lieu en nature où l'on se sent bien et s'y rendre seul le plus régulièrement possible. Une fois installé dans ce lieu, ne rien faire à part observer ce qui nous entoure. Petit à petit, la vie reprend son cours autour de soi, en intégrant la présence de l'intrus : c'est là qu'intervient le sentiment de plénitude. C'est à Jon Young que revient le mérite d'avoir diffusé la pratique du sit spot, et c'est à sa présentation TEDx que j'ai empruntée l'image d'illustration de cet article (voilà qui est dit).
Cette proposition de rendez-vous régulier qu'est le sit spot a résonné pour moi avec l'histoire du réalisateur Craig Foster, qui raconte dans The Octopus Teacher la relation qu'il noue avec une pieuvre, dans une forêt de kelp sud-africaine, en allant lui rendre visite tous les jours.
Pour ma part, je n'ai pas encore choisi mon sit spot. Un rocher au parc de la Tête d'Or à Lyon ou un banc en forêt sur le petit balcon sud de Chamonix ? L'indécision me paralyse, à moins qu'il ne s'agisse d'autre chose... Et si j'étais encore en deuil de Twitter ?
Après des effets d'annonces et des revirements insupportables, mon réseau social préféré est aux mains d'un pompier pyromane. En novembre, je me suis résignée à préparer le téléchargement de toutes les données de mon compte, un magot addictif qui me servait jusqu'à présent d'outil de veille, de réseau professionnel, de bloc-notes, de marque-pages et de réservoir à blagues futiles. L'archive créée est une chose, qui ne remplace pas l'habitude de se rendre à un endroit - même numérique - pour prendre des nouvelles du monde et se laisser observer par les autres, comme l'enseigne le sit spot. Et non, Mastodon ne m'offrira pas le même sentiment d'appartenance.
A partir de là , je me demande ce qui me manque pour substituer à un rendez-vous virtuel, un rendez-vous physique. Est-ce que la reconnexion à la nature pourrait apprendre quelque chose des mécanismes d'addiction cognitive mis en place par les réseaux sociaux ?
On pourrait se convaincre que les pépiements des oiseaux sont autant de notifications sonores, les fleurs et champignons autant de stimuli visuels. Le contact avec un arbre augmente probablement davantage le bien-être et la confiance en soi que le partage d'un selfie. Le sentiment océanique, cette impression d'être en harmonie avec quelque chose de plus grand que soi, remplacerait admirablement la palette restreinte d'émotions votée par les géants du web affectif.
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Le sentiment océanique vu par Craiyon, toujours aussi terre-à -terre (sic) |
Quant à l'envie irrépressible de compléter une collection (comme une série de flammes Snapchat), elle est comblée sans difficultés par des applications comme BirdNet, PlantNet, ou pour les plus mystiques d'entre nous, Arachnomancy.
Et s'il faut en passer encore par une médiation numérique ténue pour apprécier l'immersion dans la nature, pourquoi pas ? C'est aussi par le truchement d'un outil, une plateforme web, que nous travaillons au CREA Mont-Blanc en faveur d'une reconnexion au vivant : mise en production dans les mois à venir, SPOT (tiens, tiens...) va centraliser nos programmes de science participative vers un lieu unique en ligne, qui fera converger collecte de données et activité sociale des participants.
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Maquette de travail de la page d’accueil de la future plateforme SPOT |
Avec l'ambition d'une plateforme qui fera communauté, j'en reviens au principe de l'activation collective qui guidait ma réflexion initiale. Deux autres marqueurs de l'année 2022 ont contribué au démantèlement de la machine, que j'évoquerais rapidement pour conclure.
Le premier est un outil de la ThĂ©orie U, formulĂ©e par Otto Scharmer comme une manière d'accompagner les changements et les transformations profondes en mobilisant toutes les formes d’intelligence. J'ai dĂ©couvert cet outil de manière appliquĂ©e, dans le cadre d'un sĂ©jour pĂ©dagogique organisĂ© avec des enseignants du supĂ©rieur pour explorer les avatars du tourisme scientifique dans le massif du Mont-Blanc.
Le « film de la rĂ©alitĂ© actuelle » a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© et animĂ© par Holomea, une agence de conseil en transformation des organisations avec qui j'ai beaucoup Ă©changĂ© cette annĂ©e - c'est via Christine Ebadi que j'ai entendu pour la première fois du concept de pensĂ©e machinique. L'exercice issu de la ThĂ©orie U consistait Ă prendre place alternativement dans les chaussures de telle ou telle partie prenante d'une problĂ©matique globale. Sans entrer ici dans le dĂ©tail de ce qui s'est dit et jouĂ©, cette sĂ©quence a Ă©tĂ© pour moi la plus chargĂ©e en signification et en Ă©motion de tout le sĂ©jour. Cela tient peut-ĂŞtre au fait que, si les rĂ´les Ă©taient dĂ©finis, les rĂ©pliques - elles, ne l'Ă©taient pas.
Le deuxième marqueur est une phrase prononcée lors de la restitution d'une équipe créative. En octobre, j'animais sur l'invitation d'Arty Farty le premier hackathon du festival Casse-croûte, qui visait à interroger le rôle de la culture dans la transition du tourisme de montagne. Parmi les défis proposés, le deuxième portait sur le rapport au temps :
L'équipe qui s'est emparée du sujet a développé le principe d'un festival slow, sans programmation, avec une série de propositions hors du temps. Lors de la restitution finale, les membres de l'équipe ont pris la parole à tour de rôle pour nous plonger dans l'ambiance d'un Chamonix ralenti, apaisé, ressourçant. Arrive le tour d'Olivier Greber, président de la Compagnie des guides de Chamonix, que j'avais côtoyé plus tôt dans l'année par article interposé :
Moi, je vous emmène vous balader en montagne. Nous n'avons aucun objectif à atteindre ; là où nous arrivons n'a aucune importance.
A ces mots, le temps suspend son vol. Moi qui annexais il n'y a pas si longtemps l'itinéraire de mes promenades aux chances de capturer des Pokémon rares, j'en reste sans voix, surtout venant d'un professionnel dont le métier consiste à promouvoir l'arpentage de sommets acérés comme un accomplissement personnel. Les temps changent, ma bonne dame, et la machine a peut-être déjà perdu davantage de terrain que prévu dans nos esprits.
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