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Faire déborder la nature

Depuis le XVIIIᵉ siècle, notre manière d'appréhender le vivant passe par le filtre langagier des taxons. Que devient cette classification dans un monde fluide, où les artistes et les machines peuvent produire à l'infini de nouvelles formes d'espèces ? 

 

Détail de CriSpr - série de Théo Massoulier présentée à Artocène 2021

 

La classification classique des espèces vivantes s'est développée sur la base d'une méthode qui date de (presque) trois siècles. En 1735, Linné entreprend de classer la nature en utilisant une nomenclature binominale : chaque espèce porte le nom de son genre et de sa spécificité d'espèce au sein de ce genre, par exemple le fameux Felis silvestris, alias le chat. Petite subtilité en l'occurrence : on appose le troisième terme catus  pour désigner le fait qu'il soit domestiqué. 

 

Le chat est la star du jour sur le portail des félins

 

Fort de ce protocole langagier, Linné va entreprendre un travail colossal pour répertorier toutes les espèces connues, en laissant de la place pour les nouvelles découvertes à venir. 

Selon lui, la Création possède une structure que la science doit décrire et qu'une classification rationnelle doit refléter.

- extrait du résumé du magazine Les génies de la science, n°26 (Février 2006) : Linné - Classer la nature

On comprend bien quelle idée de la nature se fait Linné : il conçoit un monde fini, voulu par une force créatrice divine, que l'Homme doit étudier pour en comprendre le sens. 

 

Extrait de Linné, le rêve de l'ordre dans la nature,
par Hélène Schmitz et Nils Uddenverg (Belin, 2007)


L'intention de Linné n'est toutefois pas désintéressée. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Chris Bowler questionne l'intérêt de vouloir « classer » la nature. Réponse : connaître les taxons permet de commercialiser les espèces, c'est-à-dire d'en tirer profit. Le naturaliste suédois travaille en effet au jardin du Roi à l'élaboration d'une pharmacopée. 

Les différents spécimens cultivés dans l’enclos du jardin botanique sont classés, étiquetés, dénommés selon les nomenclatures édictées d’abord par Tournefort, et presque toujours dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par Linné.

- extrait d'Un médecin des Lumières, par Alain Collomp (Presses universitaires de Rennes, 2011)

Pour Linné, la raison et la connaissance humaine sont en mesure d'appréhender la nature dans sa finitude ; le langage est un outil au service de l'appropriation du monde. Un outil... ou une arme ? 

 

Illustration de Ajmoore94 d'un article Wikipédia sur la pharmacopée

 

Dans son livre L'invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc raconte la fabrication du mythe de l'Éden africain et la manière dont les « experts » occidentaux, issus de pays qui en colonisaient d'autres, ont façonné un lexique de la conservation pour justifier la création des grands parcs nationaux et « vendre » les paysages d'Afrique aux touristes. 

Guillaume Blanc s'appuie sur la pensée de Foucault, dans Les Mots & les choses, pour refaire la chronologie de ce qu'il appelle le colonialisme vert : 

Pour que la nature (le mot) devienne un parc (la chose), les scientifiques doivent la nommer, la délimiter, la normer. 

Impossible de ne pas penser au héros du court-métrage YO de Begoña Arostegui, qui, découvrant un panneau « parc » dans un parc, va ressentir le besoin irrépressible de tout étiqueter, jusqu'à lui-même. 

 


Guillaume Blanc nous apprend également la signification du mot täfätro, qui désigne en langue amharique « ce qui se crée autour de nous » et qui est le mot le plus proche en Éthiopie du nôtre nature.

Si l’on comprend l’idée qu’à leurs yeux, la nature est dynamique, cela nous montre alors une autre manière de la gérer.

- interview de Guillaume Blanc dans LVSL, décembre 2020

Encore faudrait-il donc s'accorder sur une définition de la nature, qui régirait notre rapport au vivant, ou bien considérer dans leur pleine signification et sans hiérarchie entre elles les multitudes d'acceptions identifiées tout autour du monde

En réfléchissant à une vision de la nature dynamique, et en pensant aux « signes mobiles » de Bergson, je me suis posée la question du statut des espèces inventées par l'Homme ou la machine (intelligence artificielle). Dahu, minotaure, cerbère, licorne... sont par exemple des animaux mythologiques qui ne peuplent pas le monde réel, mais notre imaginaire collectif

Et que penserait Linné des générateurs automatiques d'animaux, de plantes ou même de paysages, que nous voyons aujourd'hui foisonner dans nos univers virtuels ? 

Voici trois exemples piochés dans mes favoris. Ce générateur de plantes réalisé par Fibre Tigre :

 

Ce générateur de poissons réalisé par Lingdong Huang, qui pousse le vice jusqu'à inventer des nomenclatures binominales à la manière de Linné : 

 

 

Enfin, cette balade dans un bois de Serre reproduit par générateur de paysage, par Yuna Feuillatre : 

 


Les générateurs de paysage m'impressionnent particulièrement, et je vous renvoie à ce sujet vers l'excellente Papillote de Nicolas Frespech

 

Un paysage généré par le logiciel Terragen - crédits Fir0002

Quel est l'intérêt de générer des paysages fictifs, des poissons fictifs, des herbiers fictifs ? Est-ce une pure fantaisie, une lubie d'artistes à l'aise avec le code informatique ? 

Pas uniquement si l'on en croit Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza et invité de Mathieu Vidard sur France Inter : selon lui, le simple fait d'être entouré au quotidien de motifs naturels contribue grandement à notre santé et à notre bien-être. Peut-être alors n'aurions-nous pas besoin de nommer ces générations absurdes et infinies, mais simplement les apprécier via cette pharmacopée réactualisée.

Vous connaissez d'autres générateurs automatiques d'animaux, de végétaux ou même de minéraux ? Partagez vos références dans les commentaires ci-dessous !

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