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Les idées fixes

Je ne sais pas vous mais moi, à chaque fois que j'écoute les infos, je tombe nez à nez avec des chiffres qui s'en donnent à cœur joie. Il est temps de prendre une grande inspiration et de compter jusqu'à trois pour remettre les pendules à l'heure.


Crédits image : Giorgia Lupi et Stefanie Posavec, Dear Data (2016)

 

Depuis mars 2020 (période du premier confinement en France en réaction à la pandémie de Covid-19), notre rapport au temps s'est trouvé complètement perturbé. Rythmes biologiques désynchronisés, perte de marqueurs sociaux, incertitudes pour l'avenir : l'impression de vivre la même journée encore et encore nous a poussés à chercher de nouveaux repères, hors de la sphère temporelle

Dans ce contexte d'anxiété généralisé, les réseaux sociaux (comme Twitter) ont contribué à alimenter notre besoin d'être informé, en particulier concernant les dernières avancées scientifiques et médicales. Ce faisant, la peur de manquer quelque chose (ou fomo - fear of missing out) nous a plongés dans une forme de sidération




A l'origine, le terme « sidération » est associé aux astres et à leur action funeste sur la Nature et l'Homme. Sommes-nous en train de renouer avec une forme de spiritualité cosmique ? D'après le sociologue de l'imaginaire Mickaël Dandrieux, le XXIème siècle sonne un retour du mysticisme, après un XXème siècle résolument tourné vers le progrès. 
 
Pourtant, l'une des réponses apportés à la pandémie a été l'attention portée aux chiffres. D'abord les cas positifs, hospitalisations et décès, puis le montant des aides accordées, enfin la progression de la vaccination : à chaque jour son décompte, croissant ou décroissant. Le tableau de bord des données ouvertes du gouvernement confirme cette tendance factuelle, qui s'enracine dans les prises de parole officielles comme dans la circulation des fake news. 
 


 
Deux catégories de chiffres vont alors s'affronter : les premiers, variables, absolus, difficiles à ancrer dans un rapport proportionnel, donc dans une perspective, et les seconds, fixes, symétriques, géométriques, qui vont nous servir de tuteurs pour retrouver une connexion à la durée et au temps qui passe. 

Les trois projets qui vont suivre ont un rapport à la fixité et à la régularité qui m'évoque un exercice de cohérence cardiaque : une technique de respiration visant à réguler le rythme du corps, après cet arrêt désagréable causé par la sidération. 
 
Chaque projet m'évoque un élément musical - la musique (encore une manière de compter le temps) qui a joué un rôle majeur dans les derniers mois écoulés. La pensée de Bergson, philosophe de la durée que je découvre avec ravissement, apportera également une lumière d'appoint à cette sélection. Toutes les citations de Bergson proviennent de l'ouvrage édité par puf : L'idée de temps (Cours au Collège de France 1901-1902).

La coda : reprendre au début avec Giorgia Lupi

En musique, le symbole de la coda est un cercle barré horizontalement et verticalement. Il indique que la fin n'est pas tout à fait la fin (pas encore) : c'est un portail de téléportation dans l'espace de la partition, qui indique à l'interprète où il doit remonter pour continuer à jouer. 
 
  
 
Pour le New York Times, Giorgia Lupi a documenté sa vie pendant la pandémie de Covid-19. Avec le projet My 2020 in Data (So Far), elle indique avec un code couleur toutes ses dernières fois (en orange) et ses premières fois (en bleu). Ces micro-événements sont organisés en catégories : les amis proches, la famille, les collègues, le soin apporté à son propre bien-être.
 

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Entre deux faits marquants, les vagues blanches représentent le flou des jours qui s'enchaînent sans se distinguer les uns des autres. Citons Bergson : 

(...) nous ne pouvons exprimer la durée autrement que par de l'espace, nous le représenter autrement que sous forme d'espace.

Ce projet s'inscrit dans la veine des données (data), ici orienté vers le recueil de données personnelles, voire intimes. Avec Stefanie Posavec, Georgia Lupi a publié l'ouvrage Dear Data, comprenant une collection de cartes postales, trace de la correspondance entre ces deux designers de l'information.


Avec cette représentation en image, Georgia Lupi fixe le temps, elle l'encapsule et nous le donne à voir, à l'embrasser d'un seul regard - moins comme une histoire, au final, que comme un GIF dont on connaît le début et la fin. 

Le triolet : chalouper du regard avec Eye Eye Eye

Ma première rencontre avec cette méditation ophtalmologique s'est déroulée en plein jour. Il fallait rendre leur regard à ces trois yeux moqueurs, aller voir ce qui se dévoilerait derrière le QR code.

 
 
 
 
Eye Eye Eye est une exposition produite par le musée de l'imprimerie et de la communication graphique de Lyon, qui a troqué ses cimaises contre des playlists Youtube. Pour « voir après le virus et les violences » à une date indéterminée (2015 ► 202?), Joseph Belletante et Julie Davasse ont pris le contre-pied du rythme épileptique des réseaux sociaux. 
 



Chacune des 7 vidéos d'une playlist dure 7 minutes environ et présente 3 œuvres. On quitte donc le modèle 365 de la cohérence cardiaque pour un autre nombre combinatoire, mais l'effet apaisant sur le rythme de notre pensée est tout aussi spectaculaire. 
 
C'est qu'on n'a plus l'habitude de poser son regard sur une image fixe. Pour apprécier Eye Eye Eye, on ne peut pas incruster la vidéo en miniature et scroller ailleurs en même temps. Car l'exposition numérique n'est pas une information, c'est la construction d'un discours qui a besoin de temps. Bergson, encore :

On n'abrège pas le temps. (...) Deux événements qui se succèdent, ne peuvent exister qu'à condition qu'il subsiste quelque chose du premier événement dans le deuxième.

Il faut laisser à l'esprit le temps de déployer quelque chose (une pensée ?) en sautant de pierre en pierre pour combler les manques, pour paraphraser Roberto Rossellini sur son cinéma. C'est pourquoi aucune vidéo de l'exposition ne peut être passée en accéléré, et les trois playlists, d'une durée équivalent chacune un documentaire calibré pour la télévision (52 minutes), méritent d'être visionnées l'une après l'autre. 


En musique, le triolet est « une division exceptionnelle du temps » qui nous fait compter pour 3 au lieu de 2 : trois figures égales trouvent grâce dans un temps binaire. C'est aussi par le biais de 2 comédiennes de théâtre que les œuvres d'Eye Eye Eye défilent sous nos yeux : la compagnie Lunée l’Ôtre, tiens ! il y a de l'écho dans les constellations de cet article. 

 

Le canon : répéter le motif avec Jean-Pierre Mourey

Cette œuvre n'a de commun avec la pandémie que la situation de confinement de son héros, et le fait que je l'ai découverte tout récemment. Un prisonnier en fuite trouve refuge sur une île inhabitée... ou presque. Bientôt, le narrateur rencontre une troupe de fêtards quelque peu répétitive, aux us et coutumes d'un autre âge. C'est que l'île est une machine alimentée par les marées, qui projette en boucle ses visiteurs passés. 

Soit les pas d'un marcheur, les mouvements d'un piston. (Bergson)

Adaptée du roman d'Adolfo Bioy Casares, la bande dessinée de Jean-Pierre Mourey, L'invention de Morel, se parcourt comme un escape game

 


 Dans la postface, l'auteur donne quelques clés de lecture : 

L'Invention de Morel est une bande dessinée qui se présente en deux parties égale de 45 pages chacune, ces deux parties étant respectivement découpées en 15 segments.

Il détaille les parties, segments et pages pour nous aider à marquer la bonne pulsation. Arrivent ensuite (de nouveau) les couleurs : 

Toute l'histoire est traitée en bichromie : cinq couleurs réparties symétriquement entre la première et la deuxième partie.

Jean-Pierre Mourey s'appuie sur les couleurs pour marquer les jours de la « semaine éternelle » qui se répète inlassablement dans l'intrigue d'Adolfo Bioy Casares. De manière ingénieuse, il utilise les motifs des vêtements de ses personnages pour identifier chaque journée, apportant ainsi au roman originel une trouvaille propre aux arts visuels.



En découvrant, à la fin de l'ouvrage, cette construction minutieuse qu'on ne peut que soupçonner à la première lecture, notre réflexe sera bien sûr de reprendre au début pour ne laisser échapper aucun détail. Une coda, là aussi ? Plutôt un canon, qui définit une imitation rigoureuse de la mélodie : aucune voix ne peut s'échapper du canon pour répondre aux lois du contrepoint. Notre héros, lui non plus, ne pourra s'échapper ni de l'île ni du rythme imposé.

 


Visuellement, les planches de Jean-Pierre Mourey s'imitent aussi les unes les autres, à la manière de simulacres et de trompe-l’œil, selon Émilie Delafosse. L'auteur ne s'en dédouane pas : 

Au sein de ce dispositif, certaines images, certaines séquences peuvent alors se répéter, se faire écho, s'inscrire dans cette circularité reflétée par les cycles lunaires, le rythme des marées, la clôture de l'île et du livre lui-même dans sa totalité.

Arrêtons-nous aux cycles des marées, avant d'être happés, pour la troisième fois, par des astres plus lointains. 

Dans ces trois réalisations, le fait de compter et de dénombrer nous aide à ralentir le flux de notre pensée, à fixer des images rassénérantes et à libérer notre esprit des informations superflues. Ce n'est pas encore une manie, tout juste une bonne habitude à prendre : compter jusqu'à trois sans fermer les yeux.

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