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Pédagogie du corps scanné

Avec sa première classe culturelle numérique, la metteuse en scène Anne-Sophie Grac met au défi les collégiens d'imaginer les canons de beauté de demain, en passant par la déconstruction du corps réel et représenté.




Un paragraphe contextuel

Destinées aux collégiens, les classes culturelles numériques permettent de développer les usages sur un ENT (Espace Numérique de Travail). Ce sont des résidences en ligne qui accueillent auteurs, scientifiques, historiens et autres personnalités expertes d'un domaine pour un échange au long cours avec les élèves des classes participantes.




Ce dispositif imaginé par le laboratoire d'innovation ouverte Erasme permet aux enseignants, en accord avec leur équipe pédagogique, de dérouler leur programme dans un cadre collectif, à la fois en ligne et hors-ligne, en suivant les consignes des intervenants invités.




Cette année, pour la première fois, une classe culturelle numérique embarque les élèves dans le monde du spectacle vivant : En Scène. L'invitée en ligne s'appelle Anne-Sophie Grac, elle est soutenue par le lieu de création artistique les SUBS (partenaire du projet) et travaille comme metteuse en scène sur son spectacle Simonetta.

Retraçant l’évolution des canons de beauté de l’antiquité à nos jours, Simonetta est interprété par une comédienne seule en scène, dont le corps est traversé par une multitudes de figures puisant leurs sources dans l’histoire de l’art, mais aussi la mode, la publicité, jusqu’aux nouvelles technologies.

En parallèle de l'écriture de son spectacle, Anne-Sophie Grac engage donc sur l'ENT une discussion avec les collégiens : comment se dévoilent-ils à travers un selfie, quelles sont, d'après eux, les normes pour être tendance, quelle est la place du regard d'autrui sur leurs goûts et leur apparence... Anne-Sophie vient taquiner les ados sur leur propre terrain de jeu.




Les voyages dans le temps sont dangereux

A travers ses consignes, Anne-Sophie va peu à peu introduire son personnage Simonetta ainsi que son interprète sur scène : Noémie Rimbert.




Noémie incarne la plasticité recherchée par Anne-Sophie tout au long du spectacle, non seulement parce qu'elle peut jouer la sculpture antique à la perfection, mais aussi parce qu'elle dispose de prothèses de main qui font pencher le spectacle du côté de la figure cyborg - en tous cas de l'humain augmenté.

En effet, la main gauche de Noémie ne s'est pas développée avant sa naissance : elle peut donc, sur scène, compter sur un effet de surprise lorsqu'elle détache sa prothèse et retire littéralement un morceau de son corps. Les collégiens vont faire la même découverte que le public, de manière un peu plus romancée.

D'abord, Noém... Simonetta va s'adresser aux élèves par vidéo : elle leur raconte son voyage dans le temps pour arriver jusqu'à eux, voyage au cours duquel elle a malencontreusement perdu sa main gauche - en plus d'un joli petit foulard en soie ocre que Julien de Médicis lui avait offert, soit dit en passant.

Puis, c'est la rencontre en classe : toute une semaine, Simonett... Noémie accompagne Anne-Sophie dans les collèges pour les premiers échanges IRL. Pourquoi ? Pour pouvoir prendre ses mesures ! Car les collégiens vont lui confectionner des prothèses du futur.




Transformer son monde physique en données numériques

Les mesures se font de deux manières :
  • avec un mètre ruban, comme le fait Anne-Sophie Grac lorsqu'elle travaille comme costumière pour un spectacle,
  • avec un scanner 3D pour numériser la forme d'une partie du corps.
Le scanner 3D que nous utilisons est très maniable : il se tient par une poignée et se branche en USB sur un poste informatique.


(source image)


Il suffit de viser l'objet que l'on souhaite scanner, puis d'en faire le tour le plus régulièrement possible. On obtient une image qui peut être consultée sur un écran, importée dans un univers virtuel ou imprimée en 3D.




La majorité des collégiens ont imaginé des prothèses qui se positionnent sur la tête : vision augmentée, écouteurs ou puces. Ils vont donc scanner en priorité le visage de Noémie Rimbert. Certains vont aussi scanner sa petite main pour garder la mémoire de ses volumes.


Lien du tweet


Pendant cette prise de mesures, il se passe quelque chose. Le rapport des collégiens à Noémie se modifie de manière très sensible.


En effet, les élèves sont concentrés sur leur tâche : il s'agit de prendre un maximum de mesures, un maximum de données chiffrées, de s'interroger sur tous les repères dont ils auront besoin par la suite, quand la comédienne sera partie et qu'ils devront lui fabriquer une prothèse sur-mesure.

Le rapport des collégiens aux unités de mesure est surprenant pour nous, adultes, car ils nous demandent à chaque fois s'il s'agit de millimètres, de centimètres ou de mètres ! De fait, il est particulièrement important de prendre des repères fixes car le scanner 3D ne permet pas de réaliser des mesures absolues ; elles sont toujours relatives et l'objet numérisé pourra être agrandi ou rétréci sur l'écran sans échelle pour se repérer.


(source image)


L'utilisation du scanner 3D nécessite un minimum d'apprentissage. La démonstration, réalisée par mes soins, nous permet de casser un peu la distance avec les élèves.

Eux, tout à l'heure, ont joué leur rôle de la curiosité morbide envers la petite main de Noémie. Nous, notre rôle de la provocation gratuite pour défendre un hors-norme qu'ils n'ont pourtant jamais remis en question. On est tous un petit peu gênés, comme engoncés dans nos costumes trop serrés. Le scanner 3D va nous permettre de repartir de zéro.


Théodore Géricault - Étude de pieds et de mains
(source image)


L'anomalie numérique du corps

Quand on a terminé de faire le tour de l'objet à scanner, le logiciel nous met en attente quelques secondes :

Finalisation de votre modèle, cela peut prendre une minute...

Et quand l'objet apparaît... Surprise ! La plupart du temps, il est déformé parce que le scan a été trop rapide ou irrégulier.





Lorsqu'il s'agit de visages, le logiciel exhume des portraits monstrueux : asymétrie, trous, lambeaux de peau... Le corps à l'écran a l'air d'un fantôme, ou plutôt d'une coquille vide car le logiciel capture la surface d'un côté, le volume de l'autre, et ne remplit la structure qu'à notre demande de solidification.




Cette séparation des textures et des objets 3D se retrouve d'ailleurs dans l'enregistrement des fichiers. Lorsqu'on ouvre le fichier .png, on découvre avec effroi une tannerie virtuelle, comme si un Skin-Taker dans la machine avait soigneusement dépecé et posé à plat l'ensemble de notre peau.



En même temps, la représentation 3D est souvent saisissante de réalisme. On se retrouve avec les collégiens béats devant l'écran.

Comme un oignon

Lors de nos premiers ateliers de scan 3D aux Subsistances, on m'avait raconté la crainte de certaines personnes de se faire prendre leur peau. Elles refusaient que le scanner 3D soit pointé dans leur direction.

Cette peur d'une atteinte corporelle et d'une altération de son identité a été identifiée depuis longtemps déjà dans le rapport à la photographie.




Honoré de Balzac ne regardait pas l'objectif d'un appareil photo : il avait peur que la capture de son image ne lui dérobe aussi l'une de ses enveloppes, comme s'il était un oignon composé de plusieurs couches.

Le fait que Balzac ne regarde pas l’objectif traduit sa défiance vis-à-vis du nouveau procédé, dont il redoutait le caractère magique qui pouvait le priver de son enveloppe charnelle.
- Sur le forum d'ABC de la langue française, La photographie de Balzac


Ce caractère magique est exploité par le logiciel du scanner 3D lorsqu'on attend le résultat de la captation : 

Application d'un élément magique pour créer un modèle 3D à partir de toutes les numérisations...

C'est comme si l'écran - et par extension l'ordinateur, et par extension le concept même de la machine - nous démontrait qu'il se passe effectivement quelque chose qui nous échappe, quelque chose de magique qu'on ne peut ni comprendre, ni faire nous-même.

C'est à ce moment-là, je crois, que la cohésion était la plus forte entre Noémie et les collégiens. Le logiciel nous mettait tous à distance, voilait notre regard sur le processus, nous obligeait à considérer l'écart incompressible entre nous et l'opération de calcul. En quelque sorte, une distanciation dans sa plus pure tradition théâtrale.

De l'écart au modèle

L'esthétisation des erreurs numériques constitue le glitch art. Il s'agit de représenter visuellement le travail de la machine dans le sens où elle a échoué à produire une image parfaite. Celle-ci se caractérise par sa rugosité, sa matérialité. C'est une image qui glisse, une représentation qui a dérapé.

Le glitch art consiste en une sorte d’imperfection contrôlée [...]

- Terrence Morash cité dans cet article de Colette Pomerleau - Glitch art : histoire et utilisations d’une tendance moderne 


Un glitch volontaire réalisé par Vladanland


En d'autres termes, le visage scanné de Noémie est l'anti-Simonetta. C'est la fabrication de l'imperfection, quand le modèle de la Renaissance était une construction (sociale et culturelle) de la perfection.




Pourtant, le logiciel tente de nous faire croire l'inverse : c'est l'objet numérisé qui est parfait. Le terme de modèle joue un rôle crucial dans la chaîne de production numérique. Il est mentionné à plusieurs reprises dans les écrans d'attente :

Uniformisation des images capturées pour appliquer la couleur au modèle...

On passe des images (en vrac) à un modèle uniformisé. Et le mot est passionnant par sa polyvalence. Il peut désigner :
  • ce qui sert de référence
  • ce qui est donné pour être reproduit
  • un endroit de recherche, comme lorsqu'un modèle essaie des créations,
  • une image en relief, un modèle réduit,
  • et c'est aussi un ouvrage que l'on sculpte, que l'on malaxe, auquel on donne forme (on dit qu'on le modèle).



Lorsqu'un visage est scanné en 3D, malgré toutes les erreurs de calcul, malgré toutes les imperfections, il ne sera jamais choquant car il est devenu un modèle. En fait, il ne sera jamais considéré comme une image horrifique ; au mieux comme une déception que l'on impute à la machine.

Et quand les collégiens feront la capture 3D de la petite main de Noémie, elle deviendra une sorte de défi pour le numérique qui ne pourra que la déformer encore et encore.

Mieux qu'une photo : une figurine 3D qui vous ressemble !!


C'est quand l'image du corps a été lissée qu'elle dérange le plus. Cet avatar de Guillaume Seyller, réalisé suite à la captation 3D de son propre corps dont il a ensuite recollé les morceaux, convoque cette impression d'inquiétante étrangeté qui nous fait penser au robot dans sa vallée de l'étrange.




My ghost lies in a body from Guillaume Seyller on Vimeo.


Retour au cyborg : cette enveloppe capturée en 3D allie une certaine mélancolie à la persistance d'un corps reproductible à l'infini, sans altération.

Est-ce davantage qu'un oignon qui repose devant nous ? Ce n'est même pas un ghost in the shell - et si Guillaume Seyller parle de ghost dans sa vidéo, c'est qu'il vide le body de sa substance car on voit bien que l'intérieur est creux.

Shell fait référence tantôt à l’enveloppe humaine robotisée (en anglais : la coquille, la carcasse), tantôt au programme ou au système.
- article Wikipédia de l'oeuvre Ghost in the Shell


Dans son film Oyster Bar, Simon Miné fait directement l'association entre la coquille et le coquillage. Il nous montre les clients d'un bar à huîtres en pleine dégustation. Or, leurs corps sont incomplets et décomposés car ils ont été scannés en 3D. Quant au son de la vidéo, c'est une inquiétante comptine pour enfant .





Pourquoi tant de mélancolie, direz-vous ? Peut-être parce que le scan 3D d'origine ne pourra jamais être reproduit à l'identique. Ni la captation à main levée, ni la pose presque immobile du sujet (devenu depuis longtemps un objet à scanner), ne seront possibles de nouveau. Ce moment est à la fois perdu pour toujours et conservé pour toujours, dans une version dégradée.

Ce qui nous déplaît le plus au final, c'est peut-être cette dégradation du corps qui dément la promesse de vie éternelle, faite par les machines (?) il y a bien longtemps.


Voulez-vous une figurine 3D qui vous ressemble ?

 

La classe culturelle numérique En Scène se poursuit jusqu'à la fin d'année scolaire 19 / 20. Vous pouvez suivre le projet sur laclasse.com et découvrir bientôt les prothèses imaginées par les collégiens pour Simonetta. Sans mélancolie, j'espère !

Commentaires

  1. Merci Célia pour cet article passionnant, qui retrace avec précision ce que nous avons vécu dans les classes ! La référence au tableau de Géricault me fait penser à la statue d'Aphrodite accroupie, dite Vénus de Vienne (dont on s'inspire dans le spectacle). Comme beaucoup d'œuvres antiques, la déesse a perdu certains de ses membres au fil du temps... Dans son dos, on aperçoit également le reste d'une petite main, appartenant au jeune dieu Eros. Un joli pied de nez à cette question du "manquement" et de la différence physique.
    https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aphrodite_accroupie_dite_%22V%C3%A9nus_de_Vienne%22_2.jpg

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