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Un peu plus qu'une discussion Messenger

Comment raconter une aventure personnelle en lui donnant une portée universelle ? Avec Premier Trek, j'ai fait appel à l'ergonomie du chatbot pour inciter au voyage.



Une aventure transmédia - ou exposition augmentée

Fin novembre 2019, les visiteurs du Salon de l'Asie découvraient l'exposition photo Premier Trek : une trentaine de vues prises au Népal, dans la vallée du Khumbu. On y voit des guides et porteurs népalais, des paysages, des scènes de vie... mais aussi mon portrait.




En effet, Premier Trek met en scène Célia Bonnet-Ligeon comme personnage d'une histoire, une jeune femme qui est partie pour un premier trek au cœur des montagnes de l'Himalaya, loin de ses montagnes natales.

Suivez étape par étape le premier trek de Célia au Népal, depuis son départ de Namche Bazar, la capitale sherpa, jusqu’à l’ascension du Gokyo Ri à 5000m d’altitude.

L'aspect autobiographique de Premier Trek est primordial. Il est intrinsèquement lié à l'autre pan du projet : la discussion interactive.

En parallèle de l'exposition photo, le public est invité à suivre mes aventures sur Facebook. A partir de la page Premier Trek, n'importe qui peut lancer Messenger et entrer en conversation avec... moi !




Un défi dans la durée

La première discussion dure quelques minutes. On me trouve à Namche Bazar, prête à partir. Comme ma carte WiFi est limitée en données, je propose à mon interlocuteur de choisir un sujet de conversation entre la nourriture, les paysages ou les gens.




(En général, on a choisi les gens)

La conversation s'oriente vers les porteurs, l'atterrissage dans l'altiport le plus dangereux au monde ou le bon entretien des chemins. Rien de très palpitant, jusqu'à ce que tous les scénarios de discussion convergent : un homme au nez noirci par l'altitude vient d'entrer dans la pièce, il revient probablement de Gokyo Ri, ce sommet que je suis censée grimper dans quelques jours.

Mon objectif dans Premier Trek était d'introduire une légère tension dans la discussion, quelque chose de presque anodin. L'altiport de Lukla et l'homme au nez noir sont les premiers éléments de ce danger sous-jacent.




La conversation se clôt sur une promesse : celle de vous recontacter dans un ou deux jour(s), lorsque je trouverai à nouveau du WiFi. C'est mon interlocuteur qui a le dernier mot :

Bye bye 🙏

Le clic sur ce bouton déclenche le top chrono : exactement 48H plus tard, vous recevrez un nouveau message vous informant que je suis arrivée à Machermo, à 4500 mètres d'altitude.




Une nouvelle discussion s'engage, plus courte que la première. A nouveau, les dangers surgissent : un yak qui me fonce dessus, une impression générale de fatigue, une compagne de route qui tombe malade... On continue.

Deux jours plus tard, je suis arrivée à Gokyo. Le lendemain, je grimpe à plus de 5000 mètres et je vous place face à un dilemme : je suis malade et le chemin à venir s'annonce difficile. Dois-je continuer ou renoncer ?

Car Premier Trek est avant tout, pour moi, une histoire de renoncement.

En montagne, on ne peut pas forcer les choses. Des conditions défavorables doivent conduire à un comportement raisonnable. Même si c'est difficile.

Manifestement, mes interlocuteurs sur Facebook Messenger n'ont eu aucun scrupule. Les statistiques sont formelles : pour 4 personnes qui m'encouragent à redescendre, 10 me poussent à continuer.




Je ne vous livrerai pas ici la fin de l'histoire. Elle est toujours accessible en ligne, à partir de la page Facebook Premier Trek.

En revanche, je peux vous dire que le récit dure en intégralité 10 jours, ce qui correspond au temps réel du parcours népalais.

Et c'est là le grand défi de Premier Trek : réussir à raconter une histoire sur la durée, alors que toutes les expériences de messagerie automatisée incitent à la brièveté et à une seule occurrence. Autrement dit, lorsqu'on lance la discussion avec un chatbot, on discute une seule fois, pendant quelques minutes.

Dans ses 10 conseils de rédaction pour un chatbot, l'agence Conversationnel recommande à ses clients de ne pas dépasser 2 minutes de discussion.

Un chatbot s’inscrit dans une certaine logique, il doit apporter une information ou un service de manière assez rapide. Si l’information est trop longue à obtenir l’utilisateur risque de se lasser et de quitter la conversation. 



Avec son expérience Alfred Premium, l'équipe de l'ONF déplore le manque d'agilité d'un public plus rare que prévu :

C’était notamment difficile de leur faire comprendre qu’ils pouvaient commencer l’expérience, l’interrompre et y revenir lorsqu’ils auraient plus de temps.

C'est également un problème que j'ai rencontré pour Premier Trek. Le chatbot est un format encore peu usité dans sa dimension narrative ou documentaire.

Un bref panorama

Ma première expérience de conception de chatbot date de 2017 : pour un festival artistique aux Subsistances, je propose à l'équipe de communication de décliner la programmation sur Facebook Messenger. J'utilise alors Chatfuel, un outil conçu pour le domaine marketing.

Le chatbot est souvent plébiscité par des marques, pour segmenter son public et lui adresser des propositions plus pertinentes en fonction de son profil. L'avantage du chatbot sur Facebook Messenger, c'est qu'on peut déjà accéder à des informations enregistrées dans le profil des utilisateurs, comme le sexe, l'âge ou la ville.

Par exemple, dans Premier Trek je félicite mon interlocuteur en mentionnant son prénom :



Le chatbot peut demander aux utilisateurs de nouvelles informations, saisies au clavier, qui seront par la suite employées comme variables. Ainsi, le robot distribue l'information de manière personnalisée.

Parmi quelques exemples de chatbot, on trouve également des réalisations informationnelles (pour un quotidien par exemple) ou des actions de sensibilisation.

Tout récemment, la Fondation Louis Vuitton a mis en ligne un chatbot pour mieux connaître le travail de Charlotte Perriand. Hélas, il n'en est pas fait mention sur la page web de l'exposition.




L'échange d'informations est au cœur du concept de chatbot : on moissonne vos informations pour vous en livrer d'autres (par exemple votre localisation pour vous donner la météo).




Avec Premier Trek, j'ai souhaité casser ce schéma et embarquer les gens dans un rapport au temps différent. Plus lent, plus long, moins gratifiant. Le trek se mérite.

Mes concessions

La réalisation de Premier Trek s'est déroulée entre juillet et novembre 2019.

J'ai d'abord passé plusieurs jours à écrire le scénario en arborescence, grâce au logiciel Scrivener que je recommande à toute personne souhaitant compiler des ressources variées dans un seul et même document.




J'ai ensuite intégré mes 6 chapitres dans Chatfuel en les structurant par blocs. Si vous souhaitez vous lancer sur ce service en ligne, n'hésitez pas à consulter les tutoriels qui vous feront gagner un temps précieux.




A ce stade, j'avais déjà abandonné l'idée de laisser s'exprimer mes interlocuteurs via leur clavier. Les premiers tests ont été une catastrophe ! Incompréhension totale du projet, volonté de discuter avec moi... Je ne pouvais pas prendre le risque auprès d'un public qui ne me connaîtrait pas personnellement. J'ai donc désactivé la possibilité pour l'interlocuteur de saisir du texte.




L'histoire s'en est trouvée appauvrie : il fallait maintenir une incertitude sur les messages à venir. J'ai donc (quasi) systématiquement proposé deux réponses possibles à chaque pause de la conversation.


 


Ce travail de réécriture a été assez intense, car il s'agissait de faire croire aux gens que leur choix allait impacter la narration... ce qui est très rarement le cas.




En réalité, la grande majorité de la discussion se poursuit indépendamment des choix cliqués par mon interlocuteur. Certaines questions, plus ou moins anodines, sont toutefois l'occasion de différencier mes réponses et donc de laisser planer le doute sur la capacité d'adaptation du chatbot.

Par exemple, lorsque je vous demande s'il fait beau chez vous, vous pouvez répondre :



Pour le reste, j'ai instinctivement rejoint les conseils de Conversationnel :
  • un ton informel et amical (c'est Facebook, quand même)
  • une découpe des prises de parole du chatbot
  • des messages courts et précédés d'un temps de "typing" pour simuler la rédaction humaine sur un clavier
  • des photos, vidéos et emojis pour rythmer la conversation



Très tardivement, j'ai remanié l'entrée en matière du chatbot pour reformuler plus clairement les objectifs de Premier Trek. C'est Gabriel Féraud, intervenant lors d'un workshop sur les écritures interactives et expert des narrations à embranchement, qui m'a aidée et je l'en remercie. Il m'a notamment incitée à établir un lien plus fort entre le chatbot et le Salon de l'Asie, y compris dans les références visuelles de la page Facebook.




Pour affirmer la passerelle entre l'exposition photo et la discussion interactive, j'ai aussi imaginé des cartels dans le style Facebook Messenger. Et sur la bâche de présentation de Premier Trek, une conversation imprimée invitait le public à se connecter en ligne pour découvrir la suite de l'histoire.



 

Autofiction et mise en scène

Tout au long du projet, je maintiens l'ambiguïté : j'essaie de faire croire que ce voyage est réel, que je me trouve vraiment au Népal au moment où je vous parle et que je compte sur vous pour me conseiller. D'ailleurs, je partage sur ma page Premier Trek ma préparation au voyage (achat de matériel, assurance, feuille de route, etc.). En réalité, j'ai vraiment fait ce voyage... trois ans plus tôt, en 2016 !




Or Premier Trek est truffé d'incohérences.

Tout d'abord dans sa communication : j'annonce que je pars, mais je publie une photo de moi déjà là-bas.



Sur la page Facebook, la bannière est explicite :




J'ai volontairement choisi des termes à connotation ludique ou fictionnelle comme "lancez l'aventure". Lorsque mes interlocuteurs s'engagent dans le premier chapitre sur Messenger, ils voient une bannière graphique qui mentionne un chapitre 1 / 6.




Les boutons cliquables devraient aussi leur mettre la puce à l'oreille. Nous ne sommes pas dans une vraie discussion, tout est pré-écrit, tout est programmé et c'est une machine qui lit le scénario.

Pourtant...
Tout le monde y croit !

Je veux partir moi aussi ! (...)
Bon voyage !!! (...)
pas de neige a cette époque ?

Mes collègues, me voyant arriver au bureau le lundi matin, ouvrent de grands yeux et me demandent si je suis déjà rentrée. Tout ceci me plonge dans la plus profonde perplexité. OK je voulais faire quelque chose de réaliste, mais à ce point ?




Cette expérience me laisse penser que le grand public n'est pas encore prêt à s'amuser avec un chatbot car il n'en comprend pas encore le fonctionnement. Une fenêtre Messenger qui vous relance tous les deux jours, avec mon visage en photo de profil et qui vous appelle par votre prénom, c'est troublant.

Au niveau statistiques, je m'attendais à beaucoup mieux. Au total, une trentaine de personnes aura testé le projet, parmi lesquelles 95% me connaissent personnellement.

J'ai constaté que le troisième chapitre était déterminant :
  • soit les gens s'accrochent et terminent l'aventure,
  • soit ils décrochent au cours de cette étape.
Pour ceux qui restent, le côté feuilleton est très motivant.




Au-delà de cette frustration (pour moi), j'ai le sentiment que Premier Trek ouvre la voie à des productions plus tranchées, plus exigeantes et surtout plus narratives. Je crois qu'on veut encore entendre des histoires en naviguant sur le web, et pas simplement accéder plus rapidement à un produit.



J'aimerais vivement pouvoir présenter Premier Trek au Rendez-vous du Carnet de Voyage ou toute autre manifestation qui explore notre faculté à se passionner pour le ressenti personnel de quelqu'un d'autre. Peut-être pour l'édition 2020 ?

D'ici là, si vous testez des chatbots amusants, j'ai hâte de les découvrir. Les commentaires sont ouverts en-dessous de cet article.

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